Discours sur l’origine de l’univers

 

 

Etienne Klein
Discours sur l’origine de l’univers
Flammarion, 2010

Extraits : pages 132 à 142, et 148

La physique aurait-elle un faible pour l'immanence?

Je n'en pouvais plus
D'entendre ce morceau de granit
Me raconter son histoire
Depuis les origines.

Guillevic

Chose troublante, dès lors qu'on s'interroge sur le  fondement de l'univers, qu'on s'enquiert sérieusement  de son origine, on suppose implicitement que l'univers n'a pas en lui-même son propre fondement, et qu'il y a lieu, par conséquent, de la chercher en dehors de lui. La cause du monde est à l'extérieur du monde, pronostiquait Kant. Mais si l'origine du monde est hors du monde, cela ne revient-il pas ipso facto à considérer ce  monde comme contingent ? À poser qu'il aurait pu ne pas être ?

On voit par là que nous ne pouvons échapper à la question de savoir quelle sorte de lien relie dynamiquement l'origine d'une chose et la chose elle-même. Il existe en physique des situations où la réponse à cette question n'est pas trop compliquée, notamment lorsque l'origine des choses consiste en une agglomération progressive d'éléments déjà existants. C'est le cas pour les noyaux d'atomes, qui sont tous formés à partir des mêmes ingrédients de base, à savoir des protons et des neutrons. Il existe d'autres cas, plus subtils, où l’origine d'une entité physique fait intervenir une autre entité physique : c'est le cas -pour la masse des particules élémentaires, dont les physiciens sont en passe de démontrer qu'elle est due à leur interaction avec un champ quantique partout présent dans l'espace. Il existe enfin des situations pour lesquelles l'explication de l'origine passe par l'invocation d'un phénomène d'émergence : ce pourrait-être le cas du temps tel que nous le connaissons. Certaines théories à l'ébauche suggèrent en effet que le temps (comme d'ailleurs l'espace) pourrait être l'émanation à une certaine échelle de phénomènes ne l'impliquant pas à une échelle plus petite.

Détaillons rapidement ces trois « cas d'école », car ils nous éclairent, chacun à sa façon, sur la manière qu'ont les physiciens de résoudre leurs « problèmes d'origine ».

1. La formation des noyaux d'atomes. L’eau que nous buvons, même quand nous la disons « fraîche », n'est pas née de la dernière pluie. Quelle que soit sa source, elle n’est même jamais de toute première jeunesse. En effet, de quoi l'eau est-elle constituée ? De molécules d'eau, elles-mêmes formées d'atomes d'hydrogène et d'oxygène. Or les premiers se sont formés dans l'univers primordial (il y a 13,7 milliards d'années) et les seconds dans le cœur d'une étoile (il y a environ cinq milliards d'années) qui les a ensuite dispersés dans le vide intergalactique. Se désaltérer est donc un acte grave et profond qui nous connecte intimement à presque toute l'histoire de l'univers : il consiste en définitive à absorber des bribes de l'aurore du monde mélangées à des cendres plus tardives du feu stellaire.

Comment l'a-on appris ? Les astrophysiciens et les physiciens nucléaires ont pu reconstituer le grand récit qui mène de l'univers primordial jusqu'aux entités qui constituent la matière d'aujourd'hui. Nous pourrions commencer par dire que, « quelques petites minutes après le big bang, l'univers était encore très chaud, avec une température d'environ un milliard de degrés, etc. », mais cette formulation laisserait entendre que nous sommes tout à fait certains qu'il y a eu un commencement, marqué par un instant zéro que nous avons pu saisir. Or, comme nous l'avons vu, l'instant zéro n'a pas résisté aux assauts quantiques : il s'est carapaté on ne sait où. Le mieux est donc de dire que lorsque la température y était d'environ un milliard de degrés et la densité comparable à celle de l'air ambiant, l'univers était une sorte de grand chaudron cosmique, capable d'engendrer des bribes d'édifices matériels, mais se refroidissant au rythme de son expansion. Il y avait là les protons, mais aussi les neutrons, les électrons et les photons, tous très agités, filant dans tous les sens et se percutant sans cesse. Les photons, dont l'énergie était jusque-là suffisante pour briser systématiquement l'union d'un proton avec un neutron, finirent par devenir trop « mous » pour y arriver : les noyaux de deutérium, assemblages d'un proton et d'un neutron, purent donc commencer à se former. Dès leur apparition, ces noyaux de deutérium purent fusionner par paires, ou bien capturer à leur tour un proton, et ainsi former des noyaux d'hélium.

Les mariages de cette sorte allèrent alors bon train, mais ils n'étaient pas systématiques. Certains protons restèrent célibataires. Plus tard, ils servirent de noyaux à l'hydrogène, l'élément chimique le plus léger. Les mariages n'étaient pas non plus toujours durables. Il y avait des passades, voire de simples rencontres sans suite : des noyaux étaient formés qui ne survivaient que pendant des durées extrêmement courtes. Très rapidement, victimes de leur instabilité, ils se scindaient en d'autres noyaux plus légers en émettant du rayonnement. En clair, ils étaient « radioactifs ».

Après seulement trois minutes de ce petit jeu - chocs, mariages et ruptures - se trouvaient dans l'univers des noyaux d'hydrogène, de deutérium, d'hélium, de lithium et de béryllium. Mais rien d'autre : ni carbone, ni oxygène, ni noyaux lourds. L’ascension vers la complexité se trouvait soudainement bloquée. Il y a une explication à cela : l'univers était déjà tellement dilué par son expansion que les noyaux et les nucléons, trop éloignés les uns des autres, n'avaient plus la possibilité de se rencontrer et de former des noyaux plus gros. Plus de rencontres, donc plus de mariages.

Les choses n’en sont évidemment pas restées là. Bien plus tard, la mise en route des étoiles a permis la formation des éléments plus lourds, du carbone à l'uranium en passant par le fer, progressivement synthétisés grâce à une succession de réactions nucléaires, dans les étoiles elles-mêmes ou au cours d’explosions d’étoiles massives. Dans toutes ses phases (primordiale, stellaire ou explosive), la nucléosynthèse est donc partie d'ingrédients de base, les protons et les neutrons, qu'elle a structurés en noyaux de plus en plus lourds. L’apparition des éléments chimiques au sein de l'univers n'a donc rien d'une création ex nihilo. Elle correspond au contraire à l'achèvement des processus dont ils sont les produits. L’explication de leur « origine » consiste en effet à décrire la façon dont ce qui les a précédés a pu les engendrer, à expliciter les phénomènes physiques successifs dont ils sont l'aboutissement. Mais reste ensuite à dire d'où provient ce dont ils proviennent, à savoir les protons et les neutrons. La réponse à cette question est désormais connue grâce, cette fois, aux travaux des physiciens des particules : de l'association de quarks (par paquets de trois) et de gluons dans l'univers primordial. Mais d'où sont venues ces particules élémentaires que sont les quarks et les gluons, sans structure interne connue ? Là, plus personne ne sait répondre : les quarks et les gluons n'ont pas d'origine identifiée. S'ils sont nés, c'est sous X.

La compréhension de l'origine des éléments chimiques finit donc par buter sur la question de l'origine des objets élémentaires qui les constituent : le canal historique, soudain, se bouche, et il devient impossible de remonter à la vraie source. En d'autres termes, la nucléosynthèse a besoin, pour se fonder, d'entités sans origine connue, dont on postule qu'elles étaient présentes dans l'univers dès avant la formation des protons et des neutrons. Cette démarche laisse planer comme un voile qui floute les tout premiers commencements des choses matérielles.

2. D'où vient que les particules ont une masse? La masse des objets matériels qui nous entourent semble leur être consubstantiellement liée : nous éprouvons la même peine à nous figurer ce que pourrait bien être un corps matériel sans masse qu'à imaginer une masse pure qui ne s'incarnerait pas en un corps. Comme si en notre esprit les notions de matière et de masse allaient toujours de pair, participaient l'une comme l'autre de la même idée de « substance ». Dès lors, se poser la question de l'origine de la masse des objets revient à se poser celle de l'origine des objets eux-mêmes.

Mais il faut se méfier de ce type de raisonnement, rapide, abrupt, car depuis Galilée, la physique n'a cessé de plaider pour que les idées les plus incontestables en apparence soient systématiquement interrogées, critiquées, testées, S'interroger sur la nature de la masse ou au sujet de son origine pourrait ne pas être aussi stupide que cela en a l'air. Des renversements conceptuels sont toujours possibles, d'autant que certains argonautes de l'esprit ont envisagé que la masse, au lieu d'être une propriété des particules élémentaires, une caractéristique qu'elles porteraient en elles-mêmes, pourrait n'être qu'une propriété secondaire et indirecte des particules, résultant de leur interaction avec... le vide quantique ! En somme, les particules pourraient n'avoir pas de masse proprement dite, mais seulement « faire comme si » elles en avaient une...

D'où leur est venue pareille idée ? Pour traiter les interactions, le modèle standard de la physique des particules s'appuie sur un certain nombre de principes de symétrie, fort efficaces et fort élégants, mais qui posent un problème irritant : ils impliquent que toutes les particules élémentaires doivent avoir... une masse nulle ! C'est effectivement le cas du photon, mais pas celui de la grande majorité des autres particules.

Du fait de cette contradiction flagrante entre la théorie et l'expérience, le modèle standard mériterait-il qu'on le jette immédiatement aux oubliettes ? Non, ont expliqué trois physiciens dans les années 1960, qui ont fini par convaincre leurs collègues : François Englert, Robert Brout et Peter Higgs. Leur idée est que les particules élémentaires de l'univers sont en réalité sans masse, mais heurtent sans cesse des « bosons de Higgs », présents dans tout l'espace, ce qui ralentit leurs mouvements de la même façon que si elles avaient une masse. Dans ce contexte, dire d'une particule qu'elle est très massive revient à dire qu'elle interagit très fortement avec le boson de Higgs, qu'elle subit sans cesse des collisions, tel un homme pressé qui traverse une foule compacte, ce qui lui confère une inertie apparente, donc une masse.

Le problème est que personne n'a encore observé le boson de Higgs. Ce boson existe-t-il vraiment ? Le principal danger qui guette les théoriciens est, on le sait, d'apercevoir des fées au fond du jardin. Dès lors, comment détecter le boson de Higgs ? La difficulté principale vient de ce que cette particule responsable de la masse des particules est elle-même très... massive ! Pour espérer la détecter, il faut donc atteindre des niveaux d'énergie très élevés.

Heureusement, grâce au LHC, les physiciens sont désormais en mesure d'explorer toute la gamme de masses dans laquelle le boson de Higgs est censé se trouver. S'il existe bel et bien, le LHC finira par en apporter la preuve. Et s'il apporte cette preuve, on pourra dire que la masse des particules ne leur appartient pas en propre : elle vient de ce que, dans l'univers primordial, le vide a soudainement changé; il s'est soudain empli d'un champ quantique truffé de bosons de Higgs, le « champ de Higgs » - une sorte de glu partout présente - qui, couplé aux particules, leur confère leur masse propre.

Si elle est confirmée par l'expérience, cette compréhension de l'origine de la masse modifiera complètement notre façon de penser ladite masse : ce ne sera plus une propriété primitive des particules, mais une propriété secondaire, dont l'explication s'appuiera sur l'invocation d'une entité physique, certes d'apparence très abstraite, mais en réalité parfaitement immanente : le champ de Higgs.

3. Le temps, une notion primitive ou secondaire ? Dans les formalismes ordinaires de la physique, le concept de temps a le statut d'un être « primitif »  : on y postule qu'il existe, indépendant des phénomènes, on prend acte du fait qu'il s'écoule, sans préciser sa nature, ni pour quoi il s'écoule. Mais certaines des théories (que nous avons évoquées) qui travaillent au dépassement de la relativité générale et de la physique quantique remettent en cause ce postulat, ce qui les conduit à questionner l'origine même du temps. Ce dernier pourrait-il émerger d'un substrat d'où il est absent, dériver d'un ou de plusieurs concepts plus fondamentaux que lui-même ? En d'autres termes, de quel inframonde physique pourrait-il être la manifestation ?

Des avancées décisives ont été faites sur ce sujet. Selon certains physiciens théoriciens, il serait même possible de construire une véritable « thermodynamique » du temps, qui le ferait apparaître comme le reflet d’événements ayant lieu à une très petite échelle et qu'on pourrait décrire sans faire directement référence à l'espace ni au temps. Si ces travaux théoriques débouchaient, ils pourraient révéler les racines du temps : il ne serait plus qu'une réalité secondaire, surnageant sur des structures physiques plus profondes qui ne le contiendraient pas à toute petite échelle.

Dans les trois exemples que nous venons d'évoquer, l'explication de l'origine d'une entité physique donnée mobilise toujours d'autres entités physiques. La physique ne quitte pas le terrain de l'immanence : elle rend compte de l'être par l'être. Mais il y a un exemple où les choses ne sont peut-être pas aussi claires et méritent un examen complémentaire : il concerne le statut des lois physiques vis-à-vis de l'univers au sein duquel elles agissent. En effet, dès lors que nous savons que l'univers évolue tandis qu'elles demeurent invariantes, une question se pose à leur sujet : procèdent-elles de l'immanence ou de la transcendance ? En d'autres termes, sont-elles solidaires de l'univers ou résident-elles hors de lui ?

Les lois physiques transcendent-elles l'univers?

C'est bien la première fois que je me soucie de ce qu'une poule pense de moi.

Jean-Paul Sartre

Imaginons deux électrons, les tout premiers apparus dans l'univers. Porteurs de charges électriques de même signe, ils subissent une force électrique qui a tendance à les éloigner l'un de l'autre, d'autant plus fortement qu'ils sont plus proches. C'est l'une des lois de l'électromagnétisme qui le leur impose. Mais comment nos deux électrons connaissent-ils cette loi physique que nous, humains, ne connaissions pas avant d'aller à l'école ? Est-elle inscrite, depuis leur apparition, au fin fond de leur être ? L'ont-ils apprise par cœur ? Sont-ils capables de la décrypter de loin sur le grand tableau noir de l'univers ? Ou obéissent-ils plutôt à des consignes qui proviendraient de l'extérieur du monde ? Ou encore entament-ils des négociations avec l'univers pour déterminer ensemble le meilleur comportement pour des particules électriquement chargées ?

Cette entrée en matière bien naïve nous permet de poser une question fondamentale qui porte justement sur le statut de l’univers : si l’univers est bel et bien apparu, ses lois physiques étaient déterminées avant sa création ? Si la réponse à cette question est positive, pourquoi ne pas dire que les lois physiques ont constitué le berceau de l’univers ? Si elle est négative, une autre question se pose :comment l’univers est-il parvenu à « fabriquer » les lois physiques qui déterminent sa propre évolution et celle de la matière – noire, ou pas – qu’il contient ?

à suivre … page 142

… page 148

… Dès qu'on envisage la question de l'origine des lois, on découvre qu'une régression possiblement infinie se profile à l'horizon. L’affaire se complique sérieusement. Peut-on imaginer que, à l'origine de l'origine de l'origine de toutes les origines de l'univers, des lois universelles étaient déjà là, sans qu'il y ait encore un univers pour les actualiser, en compagnie du seul néant ?

Nous reste-t-il un peu de magnésie ?

Un néant peut-il se transmuter en un univers?

Les verrous sont poussés au pays des merveilles.

Robert Desnos

Admettons, par hypothèse, que l'univers ait eu une origine au vrai sens du terme, c'est-à-dire qu'il ait surgi du néant pur. Notre langage, nos mots, nos théories pourraient-ils décrire cette transition du non-être à l'être, cette sorte de métamorphose radicale qui se serait produite au sein même de... rien ? Cette question nous oblige à faire un petit détour en allant interroger notre façon de comprendre le changement en général, et nous regarderons ensuite si elle est applicable à cet être particulier qu'est le néant. Commençons par examiner l'idée de changement d'un être ou d'un objet concret. Celle-ci a beau sembler relever alors de l'évidence, elle constitue pourtant un authentique paradoxe …

… à suivre page 149

Etienne Klein
Discours sur l’origine de l’univers
Flammarion, 2010

Extraits : pages 132 à 142, et 148

 

 

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