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dette ou le vol du temps |
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LEMONDE DIPLOMATIQUE de Février 2012 La
dette ou le vol du temps LA SUCCESSION des
crises financières a conduit à l'émergence d'une figure subjective qui occupe
désormais tout l'espace public : celle de l'homme endetté. Le phénomène de la
dette ne se réduit pas à ses manifestations économiques. Il constitue la clé
de voute des rapports sociaux en régime néolibéral, opérant une triple dépossession
: dépossession d'un pouvoir politique déjà faible, concédé par la démocratie
représentative; dépossession d'une part grandissante de la richesse que les
luttes passées avaient arrachée à l'accumulation capitaliste ;
dépossession, surtout, de l’avenir, c'est-à-dire du temps comme porteur de
choix, de possibles. La relation créancier-débiteur intensifie de manière
transversale les mécanismes d'exploitation et de domination propres au
capitalisme. Car la dette ne fait aucune distinction entre travailleurs et
chômeurs, consommateurs et producteurs, actifs et inactifs, retraités et
allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Elle impose un même
rapport de pouvoir à tous : même les personnes trop démunies pour avoir accès
au crédit particulier participent au paiement des intérêts liés à la dette
publique. La société entière est endettée, ce qui n'empêche pas, mais
exacerbe, les inégalités - qu'il serait temps de qualifier de « différences
de classe ». Comme le dévoile
sans ambiguïté la crise actuelle, l’un des enjeux politiques majeurs du
néolibéralisme est celui de 1a propriété : la relation créancier-débiteur
exprime un rapport de forces entre propriétaires et non-propriétaires des
titres du capital. Des sommes énormes sont transférées des débiteurs (la
majorité de la population) aux créditeurs (banques, fonds de pension, entreprises,
ménages les plus riches) : à travers le mécanisme d’accumulation des
intérêts, le montant total de la dette des pays en de développement (PED) est
passée.de 70 milliards de dollars en 1970 à 3 545 milliards en 2009.
Entre-temps, les PED avaient pourtant remboursé l’équivalent de cent dix fois
ce qu'ils devaient initialement (1). La
dette secrète par ailleurs une morale qui lui est propre, à la fois
différente et complémentaire de celle du travail. Le couple effort-récompense
de l'idéologie du travail se voit doublé par la morale de la promesse (celle
d'honorer sa dette) et de la faute (celle de l’avoir contractée). Ainsi que
le souligne le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, dans sa langue, le
concept de Schuld (faute) - concept fondamental de la morale - renvoie au concept très
matériel de Schulden (dettes) (2). La campagne de la presse allemande
contre les « parasites grecs » témoigne
de la violence de la logique qu'instille l'économie de la dette. Les medias,
les hommes politiques, les économistes semblent n'avoir qu'un message à transmettre
à Athènes : « vous êtes fautifs », « vous
êtes coupables ». En somme, les Grecs se dorent la pilule au soleil
tandis que les protestants allemands triment pour le bien de l’Europe et de
l'humanité sous un ciel maussade. Cette présentation de la réalité ne diverge
pas de celle qui fait des chômeurs des assistés ou de l’Etat-providence une « mamma
étatique ». Le pouvoir de la dette se présente comme ne s'exerçant ni par la répression ni par l'idéologie « libre », le
débiteur n'a toutefois d'autre choix que d'inscrire ses actions, ses choix,
dans les cadres définis par le remboursement de la dette qu'il a contractée.
Vous n'êtes libre que dans la mesure où votre mode de vie (consommation,
emploi, dépenses sociales, impôts, etc.) vous permet de faire face à vos
engagements. Aux Etats-Unis, par exemple, 80 % des étudiants qui terminent un
master de droit cumulent une dette moyenne de 77 000 dollars s'ils ont
fréquenté une école privée et de 50 000 dollars s'il s'agit d'une université
publique. Un étudiant témoignait récemment sur le site du mouvement Occuper Wall Street, aux Etats-Unis : « Mon emprunt étudiant s'élève
à environ 75000 dollars. Bientôt, je ne pourrai plus payer. Mon père, qui
avait accepté de se porter garant, va être obligé de reprendre ma dette.
Bientôt c'est lui qui ne pourra plus payer. J'ai ruiné ma famille en essayant
de m'élever au-dessus de ma classe (3) ». Le mécanisme vaut
aussi bien pour les individus que pour les
populations. Peu avant son décès, l'ancien ministre des finances irlandais
Brian Lenihan déclarait : « Des ma nomination, en mai 2008, j'ai
eu le sentiment que nos difficultés -liées au secteur bancaire et à nos finances
publiques - étaient telles que nous avions pratiquement perdu notre
souveraineté ». En appelant l’Union européenne et le Fonds monétaire
international (FMI) à l'aide, poursuivait-il, « l'Irlande
abdiquait officiellement sa capacité à décider de son propre destin »
(The Irish Times, 25
avril 2011). L’emprise du créancier sur le débiteur rappelle la dernière
définition du pouvoir chez Michel Foucault : action qui maintient comme « sujet
libre » celui sur qui elle s'exerce (4). Le pouvoir de la dette vous
laisse libre, mais vous incite - très instamment ! – à
agir dans l'unique objectif d'honorer vos dettes (même si l'utilisation que
l'Europe et le FMI font de la dette tend à affaiblir les
débiteurs à travers l'imposition de politiques économiques qui
favorisent la récession). * * * Mais la relation
créancier-débiteur ne concerne pas uniquement la population actuelle. Tant
que sa résorption ne passe pas par l'accroissement de la fiscalité sur les
hauts revenus et les entreprises - c'est-à-dire par l'inversion du rapport de
forces entre classes qui a conduit a son apparition (5) -, les modalités de
sa gestion engagent les générations à venir. En conduisant les gouvernés à
promettre d'honorer leurs dettes, le capitalisme prend la main sur l’avenir. II
peut ainsi prévoir, calculer, mesurer, établir des équivalences entre les
comportements actuels et les comportements à venir, bref, jeter un pont entre
le présent et le futur Ainsi, le système capitaliste réduit ce qui sera à ce
qui est, le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles. L'étrange
sensation de vivre dans une société sans temps, sans possibles, sans rupture
envisageable - les « indignés » dénoncent-ils autre chose ? -
trouve dans la dette l'une de ses principales explications. Le
rapport entre temps et dette, prêt d'argent et appropriation du
temps par celui qui prête est connu depuis des siècles.
Si, au Moyen Age, la distinction entre usure et intérêt
n'était pas bien établie- la première étant
seulement considérée comme un excès du second
(ah ! la sagesse des anciens !) -, on voyait en revanche
très bien sur quoi portait le « vol » de
celui qui prêtait l'argent et en quoi consistait sa faute :
i1 vendait du temps, quelque chose qui ne lui appartenait pas et dont
l'unique propriétaire était Dieu. Résumant la
logique médiévale, l'historien Jacques Le Goff
interroge : « Que vend
[l'usurier], en effet, sinon le temps qui s'écoule entre le moment ou il prête
et celui ou il est remboursé avec intérêt ? Or le temps n'appartient
qu'à Dieu. Voleur de temps, l'usurier est un voleur du patrimoine de Dieu (6) ».
Pour Karl Marx, l'importance historique du prêt usurier tient au fait que,
contrairement à la richesse consommatrice, celui-ci représente un processus
générateur assimilable à (et précurseur de) celui du capital, c'est-a-dire de
l'argent qui génère de l'argent. * * * UN MANUSCRlT du
XIIIème siècle synthétise ce dernier point et le type de temps que
le préteur d'argent s'approprie : « Les usuriers pèchent contre nature en voulant faire engendrer de l'argent
par l'argent comme un cheval par un cheval ou un mulet par un mulet. De plus,
les usuriers sont des voleurs car ils vendent le temps qui ne leur appartient
pas, et vendre un bien étranger, malgré son possesseur, c'est du vol. En
outre, comme ils ne vendent rien d'autre que l'attente de l'argent,
c'est-a-dire le temps, ils vendent les jours et les nuits. Mais le jour,
c'est le temps de la clarté, et la nuit, le temps du repos. Par conséquent,
ils vendent la lumière et le repos. Il n'est donc pas juste qu'ils aient la
lumière et le repos éternel (7) ». La finance veille à ce
que les seuls choix et les seules décisions possibles soient ceux de la·
tautologie de l’argent qui génère de l’argent,
de la
production
pour la production. Alors que, dans les sociétés industrielles, subsistait encore un
temps « ouvert » - sous la forme du progrès ou sous celle de la
révolution -, aujourd'hui, l'avenir et ses possibles, écrasés sous les sommes
faramineuses mobilisées par la finance et destinées à reproduire les rapports
de pouvoir capitaliste, semblent bloqués ; car la dette neutralise le temps,
le temps comme création de nouvelles possibilités, c'est-a-dire la matière
première de tout changement politique, social ou esthétique. Maurizio Lazzarato (1) Cf. Damien
Millet el Eric Toussaint (sous la dir. de), La Dette ou la vie, Comité pour l'annulation de la dette du
tiers-monde, Editions Aden, Bruxelles, 2011. (2) Friedrich
Nietzsche, La Généalogie de la morale, Gallimard, Paris, 1966. (3) Cité par Tim
Mak dans de « Unpaid student loans top $1 trillion », 19 octobre
2011, www.politico.com (4) Michel
Foucault, « Le sujet et le pouvoir », dans Dits et écrits, tome IV, Gallimard, Paris, 2001. (5) Lire Laurent
Cordonnier, « Un pays peut-il faire faillite ? », Le Monde
diplomatique, mars 2010. (6) Jacques Le
Goff, La Bourse et la Vie. Economie et
religion au Moyen Age, Hachette, Paris, 1986, p. 42. (7) Cité par
Jacques Le Goff, ibid. Extrait de l’ouvrage
« La fabrique de l’homme endetté.
Essai sur la condition néolibérale », Editions Amsterdam, Paris,
2011 LEMONDE DIPLOMATIQUE de Février 2012 |
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