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Le présent est devenu envahissant |
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Journal Le
Monde du jeudi 29 novembre 2012 © Le Monde Le présent est devenu
envahissant Par François
Hartog Historien,
Ecole des hautes études en sciences sociales Depuis les
années 1970, quelque chose s'est dénoué dans notre rapport avec le futur mais
aussi avec le passé, tandis que montait en puissance la catégorie du présent
: un présent envahissant, comme aspirant à l'autosuffisance, à la fois seul
horizon possible et s'abîmant à chaque instant dans l'immédiateté. Plan,
prospective, futurologie, ces grands mots d'ordre des années 1960, sont
passés à la trappe. Nous sommes complètement concentrés sur la réponse
immédiate à l'immédiat : il faut réagir en temps réel, jusqu'à la caricature
dans le cas de la communication politique. Ou, autre attitude, inverse à
première vue, mais qui ramène aussi sur le seul présent : le futur n'est que
trop prévisible. Confrontés à une irréversibilité, dont nous sommes les
initiateurs, nous sommes entrés, dit-on, dans " le temps des
catastrophes ". Bien avant d'advenir, le futur est déjà joué. De cette
transformation de notre rapport au futur, témoigne aussi le développement
incroyablement rapide qu'a connu le principe de précaution : jusqu'à se
trouver inscrit dans la Constitution. Selon l'usage qu'on en fait, ce
principe (traduction d'une incertitude qui, en l'état des connaissances
scientifiques dont on dispose, ne peut être levée) peut se transformer en
simple principe d'abstention. Une autre expression de ce déplacement se
manifeste dans la place de plus en plus grande donnée à la prévention,
notamment, en matière pénale. On évalue, à partir de calculs de probabilités,
la " dangerosité " d'une personne et on décide, par exemple, de la
maintenir enfermée (même après l'accomplissement de sa peine), en la privant
de futur. " Gagner
du temps " Ces questions
ne sont pas simples, mais on voit comment ces approches conduisent à considérer
le futur comme une menace et, en un sens, à supprimer même la possibilité
d'une histoire, au nom de l'urgence du présent et au titre de sa protection.
Le futur, enfin, est devenu un fardeau dont les entreprises, mais aussi les
institutions ne veulent plus se charger. On fait tourner des ordinateurs de
plus en plus vite - gagne celui qui peut acheter ou vendre une fraction de
seconde avant les autres - mais on a renoncé à comprendre. Un événement
chasse l'autre. L'impératif est d'être réactif, toujours plus mobile, plus
flexible, c'est-à-dire plus rapide. A
l'immédiateté du temps des marchés ne peuvent s'ajuster ni le temps de
l'économie ni même le temps politique ou, plutôt, les temps politiques.
Celui, impérieux, des calendriers électoraux, celui, connu depuis la nuit des
temps, qui consiste à " gagner du temps " (en décidant de remettre
la décision à plus tard), celui, le dernier venu et pas le moins exigeant, de
la communication politique. Plus gravement, nos vieilles démocraties
représentatives découvrent qu'elles ne savent trop comment ajuster les modes
et les rythmes de la prise de décision à cette tyrannie de l'instant, sans
risquer de compromettre ce qui, justement, en a fait peu à peu des
démocraties. De plus, loin
d'être uniforme et univoque, ce présent " présentiste " se vit très
différemment selon la place qu'on occupe dans la société. Avec d'un côté, un
temps des flux, de l'accélération et une mobilité valorisée et valorisante,
de l'autre, du côté de ce que Robert Castel a nommé le " précariat ",
un présent en pleine décélération, sans passé - sinon sur un mode compliqué
(plus encore pour les immigrés, les sans-papiers, les déplacés), et sans
vraiment de futur non plus. Aux chômeurs, le temps du projet n'est pas
ouvert. Le " présentisme " peut ainsi être un horizon ouvert ou
fermé : ouvert sur toujours plus d'accélération et de mobilité, refermé sur
une survie au jour le jour et un présent stagnant. Ainsi, la
crise dans laquelle nous nous débattons en tâtonnant invite fortement à
prolonger la réflexion. Le " présentisme " ne suffit sûrement pas à
en rendre compte (et il n'y prétend pas), mais peut-être vient-il souligner
les risques et les conséquences d'un présent omniprésent, omnipotent,
s'imposant comme seul horizon possible du " vivre ensemble ". François Hartog Historien,
Ecole des hautes études en sciences sociales Journal Le
Monde du jeudi 22 novembre 2012 © Le Monde |
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