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Le vertige de l’Europe, réflexion sur un
malaise, d’Olivier Abel |
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© REFORME n° 3799 Réflexion sur un malaise collectif Voici quelques extraits du livre1
d’Olivier Abel qui illustre ses thèses. Si l’Europe tell que nous l’avons
rêvée n’est plus, une autre peut s’ouvrir devant nous. 1 “Le Vertige de l’Europe” Le rapt initial « Nous partirons du mythe grec figuré sur la couverture. Je
pense au vertige de cette jeune fille, Europe, accrochée aux cornes de son
divin taureau, aux cornes de sa destinée. Elle vole au-dessus des flots. Elle
ne sait pas où elle va. Mais qui sait où elle va ? Et peut-on se tenir
au-dessus du vide aux cornes d’un dieu, aux cornes de ce à quoi l’on a cessé
de croire, aux cornes de ce qui n’existe pas ? Mais il y a tant de choses qui
n’existent pas, et auxquelles nous sommes accrochés ! À quoi donc sommes-nous
accrochés ? À quelles cornes ? Est-ce qu’elles existent, d’ailleurs, les
frêles embarcations sur lesquelles les jeunes Africains anxieux passent les
flots de la Méditerranée vers les rivages européens, sans écouter les voix
affreuses de leurs frères engloutis ? À quoi sont-ils accrochés ? N’est-il
pas d’abord le leur, ce vertige ? Et nous, quel est ce néant qui s’est creusé
sous nos pas, pourquoi sommes-nous à ce point désorientés ? » Une utopie « En trente ans, ce que j’appelais alors “la justification de
l’Europe” a changé du tout au tout. D’où mon désir de revenir sur cette
question, objet de mon premier livre. En 1989, c’était une utopie mais dont
la construction était encore plausible et inachevée, même si discutable. Je
proposais d’ailleurs d’animer le débat européen à travers des partis
politiques d’échelle européenne et non nationale, par le conflit en quatre
justifications, quatre interprétations de l’Europe. En tout cas, celle-ci se
pensait avant tout comme une société ouverte. Elle était traversée par une
visée à la vie bonne, à un bien commun et partagé avec et pour bien d’autres,
dans des institutions justes – si l’on peut ainsi reprendre et parodier la
définition par Ricœur de l’éthique. L’Europe attirait tous les pays
environnants et tendait les bras aux pays de l’Est. Aujourd’hui, l’Europe est
plutôt conçue comme une protection : contre les agressions monétaires et
commerciales, contre les risques terroristes et militaires, contre les
catastrophes technologiques ou naturelles, une protection qui s’impose par
les normes sociales, environnementales, alimentaires, une protection des
données, des patrimoines, une défense des droits et libertés acquis. C’est
utile et certainement rassurant, mais à tout le moins l’Europe est sur la défensive.
» Au bord du vide « La question que nous nous posons ici n’est pas celle de la
construction européenne, de sa poursuite ou de sa refondation, mais celle de
son identité, de son existence même comme civilisation – et donc aussi comme
barbarie. Comment peut-elle rouvrir le cercle de ses propres sources – ses
sources « chrétiennes » –, elles-mêmes diverses, n’étant que quelques-unes
parmi d’autres ? Comment peut-elle sérieusement se confronter à son passé
colonial et à la terrible guerre du XXe siècle – et notamment la Shoah par
laquelle elle a failli éliminer un judaïsme pourtant indissociablement lié à
sa plus vieille histoire ? Comment peut-elle s’ouvrir, comme elle le fit
jadis, aux rivages de l’islam méditerranéen, en établissant les conditions
d’un dialogue sérieusement réciproque ? L’idée est que l’Europe n’est pas
finie. Il y a une vieille Europe chargée de passés et d’arrogances mais il y
a aussi une Europe balbutiante, une Europe encore inaccessible, à la fois
bien plus réelle et bien plus idéale que les maigres figures sous lesquelles
on la représente. Une Europe encore inimaginable et même une Europe encore
inaccessible, inapprochable. » L’ethos européen « Qu’est-ce que l’Europe ? C’est la Bible et les Grecs »,
écrivait Emmanuel Levinas en 1986. C’est certainement fondamental et nous en
aurons un aperçu avec Socrate et Jésus. Mais il faudrait déjà y adjoindre
Rome, la voie romaine différente de la voie grecque, au point de parler de
civilisation gréco-romaine, jeter un petit trait par-dessus ce conflit
profond, jamais vraiment surmonté, est comme parler de la civilisation
judéo-chrétienne. Nous devons être sensibles à ces différends qui sont
écrasés par nos trop faciles traits d’union. Il y a une continuité de
l’espace-temps romain, depuis la fondation de Rome, que la Grèce, si discontinue,
toujours prête à recommencer ailleurs, ne peut pas comprendre. » Dangereuse faiblesse « À vrai dire, je crois que la question de fond, la vraie
question, reste la question religieuse. L’Europe ne veut pas le reconnaître
mais elle se comporte comme un club chrétien. Nous ne concevons pas qu’il y
ait d’autres voies vers la sécularisation, d’autres voies vers la distinction
du théologique et du politique, que les formes prises par nos laïcités et nos
sécularisations. Nous en faisons une sorte de lit de Procuste, nous coupons tout
ce qui dépasse. En France, un certain laïcisme est devenu notre religion
civile, une sorte de catholicisme en creux, bien jacobin, bien monarchique,
bien français – un peu comme un certain messianisme protestant en creux fait
la religion civile américaine. » Olivier Abel © REFORME n° 3799 |
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Le vertige de l’Europe, réflexion sur un malaise, d’Olivier Abel |
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