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J’étais
étranger et vous ne m’avez pas accueilli, dit Jésus |
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Mars 2024 J'étais étranger et vous ne m'avez pas
accueilli Un banc dans un parc, la silhouette
d’un homme -ou d’une femme ? – couché sur ce banc. Il est enveloppé dans
une couverture qui le recouvre presqu’entièrement en cachant son visage, son
corps, ses mains. Seuls ses pieds dépassent. Un homme ou une femme sans
visage, comme autant de SDF anonymes auxquels personne ne prête attention.
Est-il endormi ou est-il mort ? Cette couverture n’est-elle pas un
suaire ? En s’approchant, l’on entrevoit soudain les blessures de ses
pieds : les stigmates de son supplice. J’ai eu faim et vous ne m’avait donné à
manger. J’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire. J’étais étranger et
vous ne m’avez pas accueilli…
Ceux qu’il interpelle ainsi s’étonnent et protestent : Seigneur, quand
nous est-il arrivé de te voir affamé, assoiffé, étranger […] et de ne pas
t’avoir secouru ? Il leur répond ceci ; Ce que vous n’avez
pas fait au plus petit de mes frères, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. Pourquoi
citer ce passage de l’évangile de selon Matthieu ? Avant tout pour le
faire entendre à ces âmes pieuses qui ne cessent d’invoquer les
« racines chrétiennes de l’Europe » et refusent d’accueillir les
étrangers en détresse. A vrai dire, c’est à nous tous que cette parole
s’adresse, nous les habitants de ces pays d’Occident qui laissons sans réagir
des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants mourir dans les déserts ou se
noyer en Méditerranée ; nous qui acceptons qu’on refuse de leur porter
secours, qu’on leur ferme nos frontières ou que l’on expulse ceux qui sont
parvenus à les traverser. Il n’est pas indifférent que cet homme
gisant sur son banc soit celui que les chrétiens désignent comme « le
Fils de Dieu ». Mais s’il faut éviter d’idéaliser les sociétés
traditionnelles, nous savons que dans l’Antiquité, l’étranger qui demande
l’hospitalité est considéré comme un envoyé des dieux, ou même comme un dieu.
Par la suite, on a longtemps considéré comme un devoir moral d’accueillir
l’étranger de passage. Désormais, il apparaît à beaucoup d’entre nous comme
une menace contre laquelle il est urgent de se défendre. Comment un tel
renversement s’est-il produit ? Nous assistons aujourd’hui à un
accroissement apparemment irrésistible de l’inhospitalité : de la
peur et du rejet de ces étrangers qui arrivent des pays du Sud à la recherche
d’une vie meilleure. Tandis que j’achève ce livre, certaines forces
politiques tentent de faire adopter une loi sur l’immigration -la trentième
en quarante ans- qui instaure la « préférence nationale » que
revendiquent les héritiers de Pétain et restreint fortement les conditions
d’accueil et les droits des populations immigrées. Nos voisins européens ne
sont pas en reste et la plupart d’entre eux s’en prennent également aux
étrangers en multipliant les obstacles et les mesures discriminatoires. Le
gouvernement de la Grande-Bretagne avait très sérieusement envisagé
d’installer le long de ses côtes des machines capables de produire de
violentes vagues afin de faire chavirer les barques des migrants. Il se
proposait aussi de déporter au milieu de l’Atlantique, sur l’île de
Sainte-Hélène, les réfugiés qui demandent l’asile ; avant de se décider
pour un pays connu pour son respect des droits de l’homme, le Rwanda… Partout,
les Etats occidentaux s’entourent de hauts murs et de clôtures sécurisées en
oubliant qu’aucune Grande Muraille ni aucune ligne Maginot n’a jamais pu
protéger durablement un frontière ; et qu’une « démocratie
emmurée », hostile aux étrangers , trahit les principes sur lesquels
elle se fonde. Nous
connaissons le résultat de cette politique
inhospitalière : un meurtre de masse. Certes, on n’a
pas affaire à un génocide au sens strict, à la
volonté délibérée d’éliminer
les migrants. On se contente de laisser faire les
garde-frontières et les garde-côtes, ou simplement la
faim, la soif, le désert, les flots de la mer. On réduit
à l’extrême les possibilités légales
d’immigrer, ce qui condamne les migrants à se soumettre
aux trafiquants, aux mafias et à choisir les voies les plus
dangereuses. On ne persécute pas, on n’élimine
pas : on les laisse mourir en interdisant de leur venir en aide
quand ils se noient ou en les livrant aux féroces milices
libyennes. Cela entraîne les mêmes conséquences
qu’une stratégie génocidaire et obéit
à la même logique puisque l’on désigne des
vies come indignes d’être secourues et, et en fin de
compte, indignes d’êtres vécues. Une vie qui ne
mérite pas de vivre ne mérite pas non plus de vivre une
vraie mort, une mort qui fasse sens pour une communauté, qui
soit digne d’être pleurée. Et comment pourrait-on
faire le deuil de ses défunts anonymes et sans
sépulture ? Si la mort de tant de migrants ne suscite que
notre indifférence, c’est que nous les considérons
comme des hommes en
trop, des vies superflues dont la disparition serait de l’ordre des
choses, des vies qui s’effacent comme si elles n’avaient jamais existé. Quant
à ceux qui échappent à la mort, ils font aussitôt l’objet de procédures de
réclusion et de sélection. En triant les corps et les populations, l’on
s’efforce de dissocier une minorité de « bons » migrants à qui l’on
permettra de pénétrer en Terre Promise et la masse des
« indésirables » condamnés à une survie misérable dans les hotspots,
les « jungles » et les camps de rétention. A moins qu’ils
réussissent à franchir tous les obstacles : ils viennent alors grossir
les rangs de « sans-papiers », des « clandestins » que
les polices traquent pour les expulser. L’hospitalité que nos Etats accordent
aux migrants se fonde ainsi sur un principe de sélection, ce qui la
rend profondément inhospitalière. Nous verrons que l’hospitalité
inconditionnelle que défend Jacques Derrida est d’abord une protestation
contre cette pseudo-hospitalité conditionnelle et sélective. Ce rejet dont les migrants sont la
cible a quelque chose d’énigmatique. Injustifiable d’un point de vue éthique,
il est désastreux sur le plan économique et démographique pour des sociétés
vieillissantes comme les nôtres. Il politiquement dangereux puisqu’il
favorise les adversaires de la démographie et il est parfaitement inefficace,
car aucune de ces mesures ne parviendra jamais à décourager ceux qui sont
prêts à risquer leur vie pour échapper à la misère, à la tyrannie et à la
guerre. Comment se fait-il qu’une part toujours plus grande de peuples
occidentaux soutiennent ces politiques xénophobes ? Si on examine la
rhétorique des partis qui s’en réclament et souhaitent les durcir, on
remarque que certaines métaphores reviennent constamment. Il n’est question
que d’ « invasion », de « flux » incontrôlés et de
« submersion » migratoire déferlant à travers des « frontières
passoires » pour « remplacer » les « Français de
souche » par des étrangers. Or, aucune donnée réelle ne vient confirmer
ce discours. Le nombre de migrants s’élève actuellement à 3% de la population
mondiale, mais la plupart émigrent vers d’autres pays du Sud sans tenter le
périlleux voyage vers l’Europe, ce qui explique que leur nombre corresponde
chaque année à seulement 0,4% de la population européenne. Les immigrés
représentent un peu plus de 10% de la population française et leur nombre
augmente chaque année de 65 000 personnes en moyenne, soit 0,1% de la population[i].
La France est d’ailleurs l’un des pays de l’Europe de l’Ouest qui accueille
le moins de migrants. L’histoire a
connu des invasions plus massives et le « Grand Remplacement » que
l’on dénonce avec horreur risque de prendre un certain temps… Comment qualifier
des obsessions qui déforment à ce point la réalité ? Faut-il parler de
fantasmes, d’hallucinations ? Faut-il considérer la xénophobie comme une
phobie collective, une sorte de maladie mentale, avec la part de délire qui
peut accompagner ce genre de pathologies ? Ces discours haineux et ces
représentations angoissantes, ces mouvements politiques hostiles aux
étrangers, ces médias qui s’emploient à répandre massivement la peur, ces
lois et ces mesures visant à exclure, à sélectionner, à enfermer, à refouler :
tout cela appartient à un même ensemble, à ce que Michel Foucault caractérise
comme un « dispositif de pouvoir ». On peut le désigner comme un dispositif d’inhospitalité.
La création d’un tel dispositif n’est pas l’effet d’une politique
délibérée : il est apparu dans une certaine conjoncture comme le
résultat d’une série de décisions ponctuelles et de micro-stratégies
différentes, parfois contradictoires. Une fois constitué, il a obéi à sa
propre dynamique en se déployant dans tous les pays occidentaux. Qu’est-ce
qui incite des individus à se soumettre à un dispositif de pouvoir ? Il
faut pour cela qu’il arrive à focaliser leurs sentiments d’angoisse, de
révolte, d’admiration, de dégoût, de colère, de haine, et tant d’autres
encore. Il y parvient en faisant intervenir des représentations imaginaires
-appelons-les des schèmes- capables de capter leurs désirs, leurs
affects, et ainsi d’entraîner ces individus dans le champ d’attraction du
dispositif. […]. Parmi les représentations imaginaires
(= schèmes) que mobilise le dispositif d’inhospitalité, l’un d’eux occupe une
place importante : Celui de l’étranger dangereux. On prétend que les
migrants représentent un danger majeur pour la sécurité et la prospérité de
nos sociétés -des sociétés qui sont pourtant parvenues récemment à accueillir
plus de quatre millions de réfugiés ukrainiens en leur accordant aussitôt le
droit au séjour, au logement, à la santé, au travail. Mais, nous dit-on, les
étrangers venus du Sud sont « inassimilables » et mettraient en
péril notre « identité » nationale ; comme si l’identité de la
France et celle de l’Europe ne s’étaient pas construites depuis l’Antiquité à
travers des migrations successives en accueillant des populations très
diverses et les apports d’autres cultures. Ces vies précaires, vulnérables,
ces exilés démunis de tout seraient une véritable menace pour les sociétés
occidentales… Le dispositif opère ainsi une inversion
de la réalité puisqu’il désigne des étrangers en danger comme des
étrangers dangereux, tout en représentant de riches et puissants Etats
comme les victimes de ces « envahisseurs ». Cette distorsion du
réel n’est pas (ou pas seulement) le symptôme d’un délire collectif :
elle répond à la visée fondamentale du dispositif d’inhospitalité qui cherche
fondamentalement à susciter de l’angoisse. Nous nous efforçons de fuir ce qui
nous angoisse ou, si c’est impossible, de l’éliminer et cet objet d’angoisse
peut alors se changer en objet de haine. Dans un livre précédent, j’ai essayé
de repérer les schèmes et les affects, les dispositifs de persécution comme
la chasse aux sorcières et la
Terreur de 1793. Le principal affect qu’ils mobilisent est la haine,
mais celle-ci ne vient jamais en premier ; elle est à chaque fois appelée
par une angoisse plus originaire. Le même phénomène se retrouve dans le
dispositif d’inhospitalité. Etymologiquement, le mot « xénophobie »
désigne une peur de l’étranger et ce n’est pas un hasard si, dans son usage
courant, il qualifie un sentiment de rejet et de haine. Car la peur éveille
la haine et cette haine intensifie la peur que l’on éprouve envers celui que
l’on hait. Ce qui signifie, inversement, que « l’hospitalité est le contraire de la haine » :
il s’agit d’un principe de pacification
qui permet, lorsque on l’accepte d’accueillir
l’étranger, de surmonter la crainte et
l’hostilité que l’on ressent tout d’abord
envers lui. C’était déjà la position de Kant
quand il soutenait que l’hospitalité fait progresser
l’humanité vers l’idéal d’une
« paix perpétuelle ». On aurait tort de croire que, lorsque
le nouvel arrivant aura trouvé un emploi, fondé une famille, adopté le mode
de vie et la langue de ses hôtes, bref qu’il se sera « bien
intégré » dans la société, toute hostilité cesserait. En effet,
l’inhospitalité dont il est la cible persiste longtemps après son arrivée et
elle continuera d’affecter ses descendants. En les désignant comme des
« immigrés de la seconde (ou de la troisième) génération » on leur
attribue un caractère particulier, une identité d’ordre
« ethnique » qui s’attache à eux comme une qualité héréditaire,
comme s’ils ne pouvaient jamais devenir de vrais Français. Au déni
d’existence qui visait le migrant (« vous ne méritez pas de
vivre ») succède maintenant un déni de reconnaissance
(« vous n’êtes pas des nôtres ») ; et il arrive parfois que le
déni d’existence resurgisse, par exemple lorsque qu’un enfant d’immigré est
victime de ce que l’on appelle une « bavure policière ». Sa vie
n’est pas redevenue cette vie indigne de vivre qui était celle du migrant sur
le chemin de l’exil. Il s’agit plutôt d’une vie tuable. C’est ainsi
que la définit l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi : avant que le
jeune Nahel ne soit tué par un policier lors d’un « contrôle
d’identité », « il était tuable […]. Vivre une vie d’homme arabe,
d’homme noir, dans une France structurellement racialisée, c’est vivre à bout portant de la mort ».
Autant dire que l’accueil des réfugiés ne concerne pas seulement les
migrants. Une enquête qui la prend pour objet devra s’étendre à des
phénomènes apparemment distincts -la discrimination, le racisme, diverses
formes de haine de l’autre- où le même dispositif se manifeste sous des modes
différents. Pourquoi le dispositif d’inhospitalité
se développe-t-il si rapidement dans les sociétés occidentales ? Sans
doute faut-il éviter d’assigner une cause unique à ce phénomène. Certains
chercheurs y voient une conséquence de la globalisation de l’économie qui
provoquerait une crise de souveraineté nationale et, par contre-coup, un
regain de nationalisme et d’hostilité envers les étrangers. Selon une
philosophe américaine, « c’est l’affaiblissement de l’autorité étatique
[…] qui a poussé les Etats à bâtir frénétiquement des murs ». Ces murs
n’exprimeraient pas la résurgence de la souveraineté nationale : ce
serait « des icones de son érosion », des indices de caractère
désormais fragile et instable
des Etats-nations. Cela suffit-il à rendre compte de l’aggravation de
la xénophobie ? On peut lui
objecter que les Etats restent des acteurs privilégiés e la globalisation et
qu’elle tend même à les renforcer en favorisant les tendances les plus
autoritaires de la souveraineté
étatique. La formation du dispositif d’inhospitalité demeure une
énigme. C’est pour essayer de l’élucider que j’ai écrit ce livre. […] Je voudrais terminer cette introduction
par une note plus personnelle. Lorsque Jésus de Nazareth condamne ceux qui
refusent les étrangers, il reste fidèle à la Loi de son peuple : au
commandement biblique qui prescrit de considérer l’étranger « comme s’il
était d’ici » et de l’aimer comme soi-même parce que vous avez été
étrangers ». Cet impératif ne concerne pas seulement les juifs, ni les
hommes qui ont connu eux-mêmes l’exil. Il s’adresse à tous. Paul Ricœur
proposait de « réinventer
l’hospitalité à la faveur du souvenir fictif ou réel d’avoir été soi-même
étranger ». Parce que chacun de nous est en quelque sorte
étranger à lui-même, mais aussi parce que nous sommes tous issus d’étrangers,
plus ou moins directement. Il se trouve que je suis le fils de deux
immigrants qui ont quitté après la seconde guerre mondiale leur pays natal où
leur famille, leurs amis, leur monde n’était plus que cendre. Ils ont été
généreusement accueillis par la France qui leur a donné une nouvelle patrie.
Le droit du sol que l’on cherche maintenant à restreindre m’a permis de
naître français avant que mes parents ne le deviennent eux-mêmes. Cet accueil
hospitalier m’a donné ma chance, à moi et à tant d’autres enfants d’immigrés,
et cela ne s’oublie pas. Cela m’a incité à m’interroger sur ce qui a rendu
possible un tel accueil et ce qui le menace aujourd’hui. * * * * * Jacob Rogozinski, Professeur à la faculté de
philosophie de Strasbourg, est l’auteur de nombreux ouvrages sur Kant,
Artaud, Derrida, et récemment de Moïse
l’insurgé, aux Editions du Cerf. |
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J’étais étranger et vous ne
m’avez pas accueilli, dit Jésus |
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[i] Surligner en fluo
jaune : Voir dans la bibliographie de
l’ouvrage les références accréditant les statistiques données et les citations
effectuées