J’étais étranger et vous ne m’avez pas accueilli, dit Jésus

 

 

Mars 2024

J'étais étranger et vous ne m'avez pas accueilli
introduction à l’ouvrage de Jacob Rogozinski intitulé « Inhospitalité »
collection « La Parole et l’Ecrit », édition du Cerf, 2024, 144 pages

 

Un banc dans un parc, la silhouette d’un homme -ou d’une femme ? – couché sur ce banc. Il est enveloppé dans une couverture qui le recouvre presqu’entièrement en cachant son visage, son corps, ses mains. Seuls ses pieds dépassent. Un homme ou une femme sans visage, comme autant de SDF anonymes auxquels personne ne prête attention. Est-il endormi ou est-il mort ? Cette couverture n’est-elle pas un suaire ? En s’approchant, l’on entrevoit soudain les blessures de ses pieds : les stigmates de son supplice.

J’ai eu faim et vous ne m’avait donné à manger. J’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire. J’étais étranger et vous ne m’avez pas accueilli… Ceux qu’il interpelle ainsi s’étonnent et protestent : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé, assoiffé, étranger […] et de ne pas t’avoir secouru ? Il leur répond ceci ; Ce que vous n’avez pas fait au plus petit de mes frères, à moi non plus vous ne l’avez pas fait.

Pourquoi citer ce passage de l’évangile de selon Matthieu ? Avant tout pour le faire entendre à ces âmes pieuses qui ne cessent d’invoquer les « racines chrétiennes de l’Europe » et refusent d’accueillir les étrangers en détresse. A vrai dire, c’est à nous tous que cette parole s’adresse, nous les habitants de ces pays d’Occident qui laissons sans réagir des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants mourir dans les déserts ou se noyer en Méditerranée ; nous qui acceptons qu’on refuse de leur porter secours, qu’on leur ferme nos frontières ou que l’on expulse ceux qui sont parvenus à les traverser.

Il n’est pas indifférent que cet homme gisant sur son banc soit celui que les chrétiens désignent comme « le Fils de Dieu ». Mais s’il faut éviter d’idéaliser les sociétés traditionnelles, nous savons que dans l’Antiquité, l’étranger qui demande l’hospitalité est considéré comme un envoyé des dieux, ou même comme un dieu. Par la suite, on a longtemps considéré comme un devoir moral d’accueillir l’étranger de passage. Désormais, il apparaît à beaucoup d’entre nous comme une menace contre laquelle il est urgent de se défendre. Comment un tel renversement s’est-il produit ?

Nous assistons aujourd’hui à un accroissement apparemment irrésistible de l’inhospitalité : de la peur et du rejet de ces étrangers qui arrivent des pays du Sud à la recherche d’une vie meilleure. Tandis que j’achève ce livre, certaines forces politiques tentent de faire adopter une loi sur l’immigration -la trentième en quarante ans- qui instaure la « préférence nationale » que revendiquent les héritiers de Pétain et restreint fortement les conditions d’accueil et les droits des populations immigrées. Nos voisins européens ne sont pas en reste et la plupart d’entre eux s’en prennent également aux étrangers en multipliant les obstacles et les mesures discriminatoires. Le gouvernement de la Grande-Bretagne avait très sérieusement envisagé d’installer le long de ses côtes des machines capables de produire de violentes vagues afin de faire chavirer les barques des migrants. Il se proposait aussi de déporter au milieu de l’Atlantique, sur l’île de Sainte-Hélène, les réfugiés qui demandent l’asile ; avant de se décider pour un pays connu pour son respect des droits de l’homme, le Rwanda… Partout, les Etats occidentaux s’entourent de hauts murs et de clôtures sécurisées en oubliant qu’aucune Grande Muraille ni aucune ligne Maginot n’a jamais pu protéger durablement un frontière ; et qu’une « démocratie emmurée », hostile aux étrangers , trahit les principes sur lesquels elle se fonde.

Nous connaissons le résultat de cette politique inhospitalière : un meurtre de masse. Certes, on n’a pas affaire à un génocide au sens strict, à la volonté délibérée d’éliminer les migrants. On se contente de laisser faire les garde-frontières et les garde-côtes, ou simplement la faim, la soif, le désert, les flots de la mer. On réduit à l’extrême les possibilités légales d’immigrer, ce qui condamne les migrants à se soumettre aux trafiquants, aux mafias et à choisir les voies les plus dangereuses. On ne persécute pas, on n’élimine pas : on les laisse mourir en interdisant de leur venir en aide quand ils se noient ou en les livrant aux féroces milices libyennes. Cela entraîne les mêmes conséquences qu’une stratégie génocidaire et obéit à la même logique puisque l’on désigne des vies come indignes d’être secourues et, et en fin de compte, indignes d’êtres vécues. Une vie qui ne mérite pas de vivre ne mérite pas non plus de vivre une vraie mort, une mort qui fasse sens pour une communauté, qui soit digne d’être pleurée. Et comment pourrait-on faire le deuil de ses défunts anonymes et sans sépulture ? Si la mort de tant de migrants ne suscite que notre indifférence, c’est que nous les considérons comme des hommes en trop, des vies superflues dont la disparition serait de l’ordre des choses, des vies qui s’effacent comme si elles n’avaient jamais existé. Quant à ceux qui échappent à la mort, ils font aussitôt l’objet de procédures de réclusion et de sélection. En triant les corps et les populations, l’on s’efforce de dissocier une minorité de « bons » migrants à qui l’on permettra de pénétrer en Terre Promise et la masse des « indésirables » condamnés à une survie misérable dans les hotspots, les « jungles » et les camps de rétention. A moins qu’ils réussissent à franchir tous les obstacles : ils viennent alors grossir les rangs de « sans-papiers », des « clandestins » que les polices traquent pour les expulser. L’hospitalité que nos Etats accordent aux migrants se fonde ainsi sur un principe de sélection, ce qui la rend profondément inhospitalière. Nous verrons que l’hospitalité inconditionnelle que défend Jacques Derrida est d’abord une protestation contre cette pseudo-hospitalité conditionnelle et sélective.

Ce rejet dont les migrants sont la cible a quelque chose d’énigmatique. Injustifiable d’un point de vue éthique, il est désastreux sur le plan économique et démographique pour des sociétés vieillissantes comme les nôtres. Il politiquement dangereux puisqu’il favorise les adversaires de la démographie et il est parfaitement inefficace, car aucune de ces mesures ne parviendra jamais à décourager ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour échapper à la misère, à la tyrannie et à la guerre. Comment se fait-il qu’une part toujours plus grande de peuples occidentaux soutiennent ces politiques xénophobes ? Si on examine la rhétorique des partis qui s’en réclament et souhaitent les durcir, on remarque que certaines métaphores reviennent constamment. Il n’est question que d’ « invasion », de « flux » incontrôlés et de « submersion » migratoire déferlant à travers des « frontières passoires » pour « remplacer » les « Français de souche » par des étrangers. Or, aucune donnée réelle ne vient confirmer ce discours. Le nombre de migrants s’élève actuellement à 3% de la population mondiale, mais la plupart émigrent vers d’autres pays du Sud sans tenter le périlleux voyage vers l’Europe, ce qui explique que leur nombre corresponde chaque année à seulement 0,4% de la population européenne. Les immigrés représentent un peu plus de 10% de la population française et leur nombre augmente chaque année de 65 000 personnes en moyenne, soit 0,1% de la population[i]. La France est d’ailleurs l’un des pays de l’Europe de l’Ouest qui accueille le moins de migrants. L’histoire      a connu des invasions plus massives et le « Grand Remplacement » que l’on dénonce avec horreur risque de prendre un certain temps… Comment qualifier des obsessions qui déforment à ce point la réalité ? Faut-il parler de fantasmes, d’hallucinations ? Faut-il considérer la xénophobie comme une phobie collective, une sorte de maladie mentale, avec la part de délire qui peut accompagner ce genre de pathologies ?

Ces discours haineux et ces représentations angoissantes, ces mouvements politiques hostiles aux étrangers, ces médias qui s’emploient à répandre massivement la peur, ces lois et ces mesures visant à exclure, à sélectionner, à enfermer, à refouler : tout cela appartient à un même ensemble, à ce que Michel Foucault caractérise comme un « dispositif de pouvoir ». On peut le désigner comme un dispositif d’inhospitalité. La création d’un tel dispositif n’est pas l’effet d’une politique délibérée : il est apparu dans une certaine conjoncture comme le résultat d’une série de décisions ponctuelles et de micro-stratégies différentes, parfois contradictoires. Une fois constitué, il a obéi à sa propre dynamique en se déployant dans tous les pays occidentaux. Qu’est-ce qui incite des individus à se soumettre à un dispositif de pouvoir ? Il faut pour cela qu’il arrive à focaliser leurs sentiments d’angoisse, de révolte, d’admiration, de dégoût, de colère, de haine, et tant d’autres encore. Il y parvient en faisant intervenir des représentations imaginaires -appelons-les des schèmes- capables de capter leurs désirs, leurs affects, et ainsi d’entraîner ces individus dans le champ d’attraction du dispositif. […].

Parmi les représentations imaginaires (= schèmes) que mobilise le dispositif d’inhospitalité, l’un d’eux occupe une place importante : Celui de l’étranger dangereux. On prétend que les migrants représentent un danger majeur pour la sécurité et la prospérité de nos sociétés -des sociétés qui sont pourtant parvenues récemment à accueillir plus de quatre millions de réfugiés ukrainiens en leur accordant aussitôt le droit au séjour, au logement, à la santé, au travail. Mais, nous dit-on, les étrangers venus du Sud sont « inassimilables » et mettraient en péril notre « identité » nationale ; comme si l’identité de la France et celle de l’Europe ne s’étaient pas construites depuis l’Antiquité à travers des migrations successives en accueillant des populations très diverses et les apports d’autres cultures. Ces vies précaires, vulnérables, ces exilés démunis de tout seraient une véritable menace pour les sociétés occidentales… Le dispositif opère ainsi une inversion de la réalité puisqu’il désigne des étrangers en danger comme des étrangers dangereux, tout en représentant de riches et puissants Etats comme les victimes de ces « envahisseurs ». Cette distorsion du réel n’est pas (ou pas seulement) le symptôme d’un délire collectif : elle répond à la visée fondamentale du dispositif d’inhospitalité qui cherche fondamentalement à susciter de l’angoisse. Nous nous efforçons de fuir ce qui nous angoisse ou, si c’est impossible, de l’éliminer et cet objet d’angoisse peut alors se changer en objet de haine. Dans un livre précédent, j’ai essayé de repérer les schèmes et les affects, les dispositifs de persécution comme la chasse aux sorcières et la Terreur de 1793. Le principal affect qu’ils mobilisent est la haine, mais celle-ci ne vient jamais en premier ; elle est à chaque fois appelée par une angoisse plus originaire. Le même phénomène se retrouve dans le dispositif d’inhospitalité. Etymologiquement, le mot « xénophobie » désigne une peur de l’étranger et ce n’est pas un hasard si, dans son usage courant, il qualifie un sentiment de rejet et de haine. Car la peur éveille la haine et cette haine intensifie la peur que l’on éprouve envers celui que l’on hait. Ce qui signifie, inversement, que « l’hospitalité est le contraire de la haine » : il s’agit d’un principe de pacification qui permet, lorsque on l’accepte d’accueillir l’étranger, de surmonter la crainte et l’hostilité que l’on ressent tout d’abord envers lui. C’était déjà la position de Kant quand il soutenait que l’hospitalité fait progresser l’humanité vers l’idéal d’une « paix perpétuelle ».

On aurait tort de croire que, lorsque le nouvel arrivant aura trouvé un emploi, fondé une famille, adopté le mode de vie et la langue de ses hôtes, bref qu’il se sera « bien intégré » dans la société, toute hostilité cesserait. En effet, l’inhospitalité dont il est la cible persiste longtemps après son arrivée et elle continuera d’affecter ses descendants. En les désignant comme des « immigrés de la seconde (ou de la troisième) génération » on leur attribue un caractère particulier, une identité d’ordre « ethnique » qui s’attache à eux comme une qualité héréditaire, comme s’ils ne pouvaient jamais devenir de vrais Français. Au déni d’existence qui visait le migrant (« vous ne méritez pas de vivre ») succède maintenant un déni de reconnaissance (« vous n’êtes pas des nôtres ») ; et il arrive parfois que le déni d’existence resurgisse, par exemple lorsque qu’un enfant d’immigré est victime de ce que l’on appelle une « bavure policière ». Sa vie n’est pas redevenue cette vie indigne de vivre qui était celle du migrant sur le chemin de l’exil. Il s’agit plutôt d’une vie tuable. C’est ainsi que la définit l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi : avant que le jeune Nahel ne soit tué par un policier lors d’un « contrôle d’identité », « il était tuable […]. Vivre une vie d’homme arabe, d’homme noir, dans une France structurellement racialisée, c’est vivre à bout portant de la mort ». Autant dire que l’accueil des réfugiés ne concerne pas seulement les migrants. Une enquête qui la prend pour objet devra s’étendre à des phénomènes apparemment distincts -la discrimination, le racisme, diverses formes de haine de l’autre- où le même dispositif se manifeste sous des modes différents.

Pourquoi le dispositif d’inhospitalité se développe-t-il si rapidement dans les sociétés occidentales ? Sans doute faut-il éviter d’assigner une cause unique à ce phénomène. Certains chercheurs y voient une conséquence de la globalisation de l’économie qui provoquerait une crise de souveraineté nationale et, par contre-coup, un regain de nationalisme et d’hostilité envers les étrangers. Selon une philosophe américaine, « c’est l’affaiblissement de l’autorité étatique […] qui a poussé les Etats à bâtir frénétiquement des murs ». Ces murs n’exprimeraient pas la résurgence de la souveraineté nationale : ce serait « des icones de son érosion », des indices de caractère désormais fragile et instable des Etats-nations. Cela suffit-il à rendre compte de l’aggravation de la xénophobie ?  On peut lui objecter que les Etats restent des acteurs privilégiés e la globalisation et qu’elle tend même à les renforcer en favorisant les tendances les plus autoritaires de la souveraineté étatique. La formation du dispositif d’inhospitalité demeure une énigme. C’est pour essayer de l’élucider que j’ai écrit ce livre.

[…]

Je voudrais terminer cette introduction par une note plus personnelle. Lorsque Jésus de Nazareth condamne ceux qui refusent les étrangers, il reste fidèle à la Loi de son peuple : au commandement biblique qui prescrit de considérer l’étranger « comme s’il était d’ici » et de l’aimer comme soi-même parce que vous avez été étrangers ». Cet impératif ne concerne pas seulement les juifs, ni les hommes qui ont connu eux-mêmes l’exil. Il s’adresse à tous. Paul Ricœur proposait de « réinventer l’hospitalité à la faveur du souvenir fictif ou réel d’avoir été soi-même étranger ». Parce que chacun de nous est en quelque sorte étranger à lui-même, mais aussi parce que nous sommes tous issus d’étrangers, plus ou moins directement. Il se trouve que je suis le fils de deux immigrants qui ont quitté après la seconde guerre mondiale leur pays natal où leur famille, leurs amis, leur monde n’était plus que cendre. Ils ont été généreusement accueillis par la France qui leur a donné une nouvelle patrie. Le droit du sol que l’on cherche maintenant à restreindre m’a permis de naître français avant que mes parents ne le deviennent eux-mêmes. Cet accueil hospitalier m’a donné ma chance, à moi et à tant d’autres enfants d’immigrés, et cela ne s’oublie pas. Cela m’a incité à m’interroger sur ce qui a rendu possible un tel accueil et ce qui le menace aujourd’hui.

 

 

 

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Jacob Rogozinski, Professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg, est l’auteur de nombreux ouvrages sur Kant, Artaud, Derrida, et récemment de Moïse l’insurgé, aux Editions du Cerf.

 

 

J’étais étranger et vous ne m’avez pas accueilli, dit Jésus

 



[i] Surligner en fluo jaune : Voir dans la bibliographie de l’ouvrage les références accréditant les statistiques données et les citations effectuées