|
Daniel Marguerat,
Les Actes des Apôtres (1-12), Commentaire du Nouveau Testament Va, 2ème
série, édition Labor et Fides, p.
162-163 |
|
|
Le
partage des biens : réalité ou fiction ? L'idéal
de partage des biens rapporté en 4,32-35 est-il réel ou fictif ? La recherche est très partagée à ce sujet. Conzelmann
penche pour l'idéalisation et la fiction: « L'image de cette
communion des biens est idéale [...], elle n'est pas à considérer comme
historique ». Brian Capper, de
son côté, plaide l'authenticité à partir du contexte historique de la
Palestine au premier siècle. Le scepticisme sur l'historicité se nourrit de cinq arguments :
a) utilisation d'un topos de
l'idéal grec de l'amitié (4,32b), que Luc projetterait sur les premiers
chrétiens ; b) valeur historique des sommaires
sujette à caution ; c) modalités imprécises : contradiction entre 4,32b (qui implique l'abolition de
la propriété privée) et 4,34b ; d) peu d'attestations de mise en
pratique (4,37 et 5,2) ; e) faible plausibilité
historique d'un tel partage des biens (cf. Gerd Theissen). Disons
d'emblée qu'aucune attestation extérieure au livre des Actes, ni littéraire
ni archéologique, ne vient confirmer la valeur historique du tableau. Certains
invoquent Galates 2,10 : la collecte
requise par l'assemblée de Jérusalem en 49, comme gage de l'unité retrouvée
entre le judéo-christianisme de Jérusalem et la mission paulinienne, a lieu
selon Paul « pour que nous nous
souvenions des pauvres » ; ce besoin d'aide sous-entend-il un appauvrissement de
l'Eglise de Jérusalem, qui serait l'effet pervers du communautarisme
économique décrit par notre texte ? Le raisonnement
est tiré par les cheveux : la présence de
pauvres dans une communauté religieuse de l'Antiquité n'est pas un indicateur
du revenu moyen de ses membres. Il est indéniable par ailleurs que la
communion des biens est une utopie sociale connue de l'Antiquité ; Platon l'a rendue célèbre en la prescrivant pour sa
république idéale (République 464b). Mais Strabon atteste sa mise en
pratique chez les Scythes (Géographie 7,3,9), Diodore de Sicile aux
îles Lipari (Bibliothèque historique 5,9,4), Jamblique chez les
disciples de Pythagore (Vie de Pythagore 167-168). Qu'en
est-il en Palestine ? Nous disposons de
l'exemple des Esséniens. Philon rapporte que dans les communautés esséniennes
« il n'y a qu'une
seule bourse commune à tous, et les dépenses sont communes : communs sont les vêtements et communs les aliments » (Quod omnis probus 86). «Pour témoin de cette
liberté, ils ont leur vie. Personne n'admet d'acquérir quoi que ce soit en propre,
ni maison, ni esclave, ni terre, ni bétail, ni aucun des autres apanages et
privilèges de la richesse ; après avoir tout
déposé à l'ensemble, ils jouissent en commun des ressources de tous » (Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique Il,4).
Flavius Josèphe confirme: « Il est de règle que
ceux qui entrent dans la secte fassent abandon de leurs biens au profit de
l'ordre, de sorte que chez aucun d'eux ne se manifeste ni une pauvreté
dégradante, ni une richesse insolente ; les biens de
chacun sont mélangés à l'ensemble et tous, comme des frères, ne possèdent
qu'une seule fortune » (Guerre des
Juifs 2,122). De même Pline l'Ancien : les Esséniens
vivent « sine pecuni » (Histoire naturelle 5,73). Les écrits de Qumrân
prouvent aussi que la secte exigeait de ses nouveaux membres le renoncement
aux biens personnels (lQS 1,11-12; 6,16-23; 9,8-9) (inventaire des
textes chez Hans-Joseph Klauck, «Gütergemeinschaft»). L'exemple des
communautés esséniennes et de Qumrân montre qu'en Palestine, au premier
siècle, existaient des groupes religieux chez qui la conscience communautaire
se concrétisait au plan de la gestion des biens ; ce précédent
fournit à la description de Luc, sinon une preuve, du moins un appui indirect
en établissant sa plausibilité historique. N'accusons
pas l'auteur à Théophile de projeter un rêve communautariste aux origines du
christianisme ; sous une forme
vraisemblablement modeste, ce modèle a pris forme dans la première chrétienté
jérusalémite, mais notre auteur n'en ignore pas les failles (voir le drame
d'Ananias et Saphira, 5,1-11 !). Luc
témoigne de cette pratique par le slogan « tout est commun » (4,32), emprunté
à l'idéal grec de l'amitié, qui signale un programme plutôt qu'il ne décrit
un système de gestion. Il y voit
en effet une concrétisation exemplaire de cet idéal. Ses modalités nous
échappent, mais non sa finalité : personne dans la
communauté ne doit souffrir de sa pauvreté (4,34a). On est loin de
l'idéologie de Qumrân, qui bannit la propriété privée dans le but de se
protéger de la contamination de l'extérieur (lQS 9,8-9). De plus, la
convivialité économique n'est le fait ni d'une élite philosophique, ni d'un
conventicule retiré du monde, mais d'une assemblée où se mêlent les classes
sociales. En
revanche, la société gréco-romaine présentait un modèle plus proche ; les thiases ou collegia. En réaction au
relâchement des liens sociaux, ces microsociétés se sont multipliées au
premier siècle pour partager des intérêts personnels, professionnels ou
religieux ; elles cultivaient
l'amitié, la convivialité et l'entraide entre ses membres. Toutefois, dans
ces groupes fraternels où se côtoient les classes sociales, la générosité des bienfaiteurs instaure
avec les nécessiteux un rapport hiérarchique de « patrons » à « clients », où la dette
envers le donateur est quittancée par l'honneur qui lui est rendu. Or, Luc ne laisse pas entrevoir à
Jérusalem de réciprocité ou de dépendance envers les bienfaiteurs, en dehors
du respect dû aux apôtres. A cette exception près, le portrait qu'il
dresse du partage des biens dans la communauté ressemble plus aux thiases
grecques ou aux collegia romains qU'à la pratique d'entraide
essénienne ou synagogale. Informé
de cette pratique au sein de la chrétienté jérusalémite, l'auteur des Actes
l'a mise en évidence par le biais des sommaires ; ii généralise ainsi ce
qui fut le fait d'un (petit ?) groupe à une
période précise. La remarque de Pierre à Ananias en 5,4 confirme que la vente
des biens au profit de la communauté n'était pas obligatoire, mais volontaire ; elle a peut-être concerné un nombre restreint de
croyants. Bien
qu'il soit conscient de son caractère anachronique, notre auteur magnifie
néanmoins l'idéal communautariste des premiers chrétiens, qu'il juge
exemplaire de l'incarnation économique de l'Evangile. il le met en exergue
dans la mesure où cette pratique correspond à ce qu'il a perçu du message de
Jésus : l'annonce du Règne de Dieu s'accompagne
d'un impératif de justice sociale (Lc 1,52-53 ; 4,18-27 ; 6,20b-26 ; 12,13-21 ; 16,19-31 ; etc.).
Luc est toutefois conscient que l'histoire avance : l'appel de Jésus aux riches à se dépouiller de leurs
biens n'a pas été entendu (Lc 18,22-27). L'idéal
du partage communautaire a été remplacé au temps de Luc par une pratique de
l'aumône, très active déjà dans la Synagogue (Ac 9,36 ; 10,2). Conscient
de l'évolution de l'histoire, l'auteur de Lc-Ac présente ainsi à ses lecteurs
et lectrices trois modèles de justice sociale qui se sont succédés dans le
christianisme des années 30 à 80 ; l'appel au dépouillement, le partage des
biens et l'exercice de la bienfaisance. Pour aller plus loin: Brian CAPPER, « The Palestinian
Cultural Context of Earliest Christian Community of Goods », in : The Book
ofActs in lts First Century Setting 4, Richard BÀucKHAM, éd., Grand
Rapidsl Carlisle, EerdmansIPaternoster, 1995, p. 323-356. - H~s-Joseph KLAUCK, «Gütergemeinschaft
in der klassischen Antike, in Qumran und im Neuen Testament », in : ID., Gemeinde - Amt
- Sakrament, Würzburg, Echter, 1989, p. 69-100. - Alan C.
MITCHELL,« The Social.Function of Friendship in Acts 2,44-47 and
4,32-37", JBL Ill, 1992, p. 255-272. - Markus OEHLER, «Die
Jerusalemer Urgemeinde im Spiegel des antiken Vereinswesen », NTS 51,2005,
p. 393-415. - Justin TAYLOR,« The Community of Goods among the First
Christians and among the Essenes ", in : David GOODBLAIT, etc., éd., Historical
Perspectivesfrom the Hasmoneans ta Bar Kokhba in Light ofthe Dead Sea
Serails, Leiden, Brill, 2001, p. 147-161. - Gerd THEISSEN,
«Urchristliches Liebeskommunismus. Zum "Sitz im Leben" des Topos ii1tav~a lColva in Apg
2,44 und 4,32 », in : Texts and Contexts. Biblical Texts in Their Textual
and Situational Contexts. Essays in Honor ofL. Hartman, Oslo,
Scandinavian University Press, 1995, p. 689-712. Sur les thiases ou collegia
: John S.. KLOPPENBORG, «Collegia and Thiasoi », in ; John
S. KLOPPENBORG, éd., Voluntary Associations in the Graeco-Roman World, London,
Routledge, 1996, p. 16-30 - Thomas SCHMELLER, Hierarchie und Egalitiit.
Eine sozialgeschichtliche Untersuchung paulinischer Gemeinden und
griechisch-romischer Vereine (SBS 162), Stuttgart, KBW, 1995. |
|
|
Daniel Marguerat,
Les Actes des Apôtres (1-12), Commentaire du Nouveau Testament Va, 2ème
série, édition Labor et Fides, p.
162-163 |
|