La manne

 

 

Exode chapitre 16, 1-3,11-24, 31, 35


Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit:

Il leur donna le pain du ciel à manger. Jean 6:31

« Six semaines après la sortie d'Égypte, toute la communauté d'1sraël arrive au désert de yin, qui est situé entre Élim et le mont Sinaï.

Là, dans le désert, toute la communauté d'Israël parle contre Moise et Aaron. Ils disent : Le Seigneur aurait dû nous faire mourir en Égypte. Là-bas, nous étions assis près de nos marmites pleines de viande et nous avions assez à manger. Mais vous nous avez fait venir dans ce désert pour nous laisser tous mourir de faim !

Le Seigneur dit à Moïse : J'ai entendu les Israélites parler contre moi. Tu leur diras : « Ce soir, vous mangerez de la viande et demain matin, vous aurez tout le pain que vous voulez. Ainsi, vous saurez que le Seigneur votre Dieu, c'est moi. »

Le soir, des cailles arrivent et elles se posent sur tout le camp. Le matin, le sol est mouillé tout autour du camp. Quand il redevient sec, de petits grains blancs, très fins, restent par terre. Les Israélites regardent et se disent entre eux :

Mân hou ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

Ils ne savent pas ce que c'est, mais Moïse leur dit : C'est le pain que le Seigneur vous donne à manger. Voici ce que le Seigneur commande : chacun doit ramasser ce qui lui est nécessaire ; prenez-en à peu près une mesure par personne et tenez compte du nombre de personnes qui vivent dans la même tente.

Les Israélites obéissent. Quelques-uns en ramassent plus, d'autres en ramassent moins. 11s mesurent ce qu'ils ont ramassé : celui qui en a plus n'a pas trop à manger, celui qui en a moins ne manque pas de nourriture, chacun a pris ce qui lui était nécessaire.

Moïse leur dit encore : Ne gardez rien pour demain !

Certains n'écoutent pas Moïse. Ils gardent de la nourriture jusqu'au matin. Mais elle se retrouve pleine de vers et devient une vraie puanteur. Alors Moïse se met en colère contre eux.

Tous les matins, chacun ramasse ce qui lui est nécessaire. Quand le soleil devient chaud, la nourriture qui reste par terre fond. Le sixième jour, les Israélites ramassent deux fois plus de nourriture, à peu près deux mesures pour chacun. Tous les chefs de la communauté viennent le dire à Moïse et Moïse leur répond : C'est un ordre du Seigneur. Demain, c'est le sabbat, le jour du repos. C'est un jour pour le Seigneur. Faites donc cuire ce que vous voulez cuire, faites bouillir ce que vous voulez bouillir. Ce qui reste, gardez-le jusqu'à demain matin.

Les Israélites gardent cette nourriture jusqu'au jour suivant, comme Moïse l'a demandé, et elle est bonne à manger. II n'y a pas de vers dedans, elle ne cent pas mauvais.

Les Israélites donnent à cette nourriture le nom de manne. Elle est formée de petits grains blancs et elle a le goût comme d'un gâteau au miel. Ils ont mangé de la manne pendant quarante ans, jusqu'à leur arrivée dans un pays habité.»

 

Allez ! En route …

Mân hou, qu'est-ce que c'est ?

« Les Israélites regardent et se disent entre eux : Mari hou ? Qu'est-ce que c'est que ça ?»

C'est vrai : qu'est-ce que c'est que ça ? Et comment faire confiance à un Dieu qui nous donne ça ? Parce que, il faut bien le dire, ça ne ressemble à rien. Ou du moins à pas grand' chose. D'ailleurs, on a eu de grandes discussions entre nous pour savoir à quoi ça ressemblait.

Certains disaient péremptoirement : c'est du givre. D'autres étaient plus prudents et précisaient : c'est comme du givre. D'autres disaient: c'est comme de la sève. Ou comme une pellicule. Ou comme de la coriandre. Ou comme du pain. Bref, personne n'en sait rien. Ça ne ressemble pas à grand' chose, je vous le dis.

Quant au goût, n'en parlons pas ! Ça n'a le goût de rien. Là encore, les fines gueules ont dit : « mais si, tenez, le petit arrière-goût là, ça ne vous rappelle pas... le miel ? Tenez, les beignets au miel ! » Ils ont une imagination, ceux-là. Je vais vous dire mon avis, moi : c'est insipide. Totalement insipide.

En tous cas, tout le monde est d'accord sur une chose : ça ne nourrit pas son homme. Vous vous nourrissez, vous, avec du givre, pardon, avec comme du givre ? Ah, les menus d'avant, ça c'était autre chose ! Des menus... pharaoniques. Dans le genre choucroute, cassoulet, entrecôte, vous voyez. Ça, ça tenait au ventre. Mais, ça là, mân hou ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

Et comment faire confiance à un Dieu qui nous donne ça ?

Est-ce que vous avez pensé à ce simple fait : Ça tombe du ciel ! Il n'y a plus qu'à ramasser.

Avant, il fallait bien que je la gagne, ma croûte. Je me posais moins de questions, à ce moment-là. Vous savez ce que c'est, la fierté de gagner sa vie. On part au boulot, tous les matins. On retrouve les collègues. On en bave quelquefois ! C'est vrai, c'est dur de fabriquer des briques !

Enfin je dis : des briques ; mais si vous voulez, vous remplacez ça par des voitures, des services ou autre chose : ce que vous savez faire. C'est dur, mais au moins le soir on sait pourquoi on est fatigué, on sait que ce qu'on mange, on l'a gagné; sa vie, on l'a gagnée ! Là, ça tombe du ciel.

Il y a même quelque chose de plus, qui me gêne vraiment : ça tombe du ciel et je dois me mettre à genoux, non plus pour faire des briques, mais juste pour ramasser. Certains matins, je me sens, comment dire, humilié, c'est ça. Heureux les humbles ? Mais à quoi je sers, moi, si je ne gagne pas ma vie, si elle m'est donnée, si elle tombe du ciel ? Mân hou ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

Et comment faire confiance à un Dieu qui nous donne ça ?

Parce que non seulement ça tombe du ciel, mais en plus ça tombe tous les matins. Tous les matins et juste la quantité qu'il faut. Au début, on n'y a pas fait attention. On s'est dit : « les flux tendus, c'est bien gentil mais c'est risqué. On va faire des entrepôts ». Alors, tout le monde s'y est mis. On a commencé à se répartir les tâches. Il y aurait ceux qui ramasseraient, ceux qui transporteraient, ceux qui bâtiraient les entrepôts, ceux qui géreraient les stocks, ceux qui réguleraient le marché. C'était bien : chacun trouvait sa place et savait ce qu'il avait à faire.

Le soir, on s'est arrêté ; la journée avait été chaude ; on s'est dit qu'on reprendrait le lendemain matin. Vous connaissez la suite : quand on s'est levé, le matin, tous les stocks étaient pourris. On n'y avait plus pensé. Parce qu'il faut reconnaître qu'on avait été prévenu : attention, nous avait-on dit, la grâce, ça ne se stocke pas (enfin je veux dire : la manne - mais de toute manière c'est la même chose) ça ne se stocke pas. Ceux qui veulent se l'approprier : tous pourris !

Pourtant, pendant la nuit, il s'était passé une deuxième chose. Toutes les réserves avaient pourri, d'accord. Mais elle, elle était retombée. De ça aussi, on avait été prévenu, même si on l'avait oublié. Je vous l'ai dit : chaque matin, ça tombe.

Alors, on a découvert une chose étrange, étonnante. Puisqu'il n'y a plus besoin de construire des entrepôts, de tenir des livres de comptes, de négocier, tout ça : on a du temps. Plus exactement, on devient disponible : les mains sont libres, le regard est libre, l'attention est libre. Alors, on s'est regardé, comme ça, tous un peu surpris. Et puis on s'est rendu compte que justement on avait du temps pour se regarder, pour se parler, pour s'occuper les uns des autres. Et puis, pour penser aussi à ce royaume vers lequel on s'avance et qui s'approche. Et … pour agir en faveur de sa réalisation.

Mân hou ? Qu'est-ce que c'est, tout ça ?

Et comment faire confiance à un Dieu qui nous donne ça ?

 Parce que tout ça ne date pas d'hier, ni d'avant hier, ni même d'il y a quarante ans. Ca fait trois mille ans que ça dure !

Et chaque fois que je repense à la manne, chaque fois que je me redis tout ça : qu'elle a une drôle d'allure, une drôle de saveur, un drôle d'effet nourrissant mais comme si on n'était pas nourri. Chaque fois que je me rappelle qu'elle tombe du ciel, qu'elle est là tous les matins, et qu'on ne sait pas très bien où on va. Chaque fois, je me dis : Tout ça ne tient pas debout. Et si tout ça ne tient pas debout, c'est que forcément, celui qui nous la donne ne tient pas debout non plus !

Je vais vous dire : depuis le début, j'ai l'impression d'un Dieu... courant d'air.

-                Il a un nom à coucher dehors,

-                on nous dit qu'il parle mais on ne l'entend jamais,

-                il paraît que quand il se fait voir il n'y a rien à voir !

Un Dieu courant d'air, je vous dis.

Et puis les choses sont allées en s'aggravant.

Non seulement Dieu s'est déguisé en courant d'air mais en plus, il a montré qu'il était un Dieu de rien du tout, pas vraiment sérieux.

Pensez donc :

-                il est né au milieu des bêtes.

-                Il a passé son temps avec des gens pas très recommandables.

-                Il a fréquenté des poivrots.

-                Il s'est intéressé à n'importe qui, aux enfants, aux petites vieilles qui glissent une pièce dans un tronc, aux sous-fonctionnaires collabos, aux ouvriers qui travaillent une heure et se font payer douze, à vous, à moi.

C'est sérieux, ça ?

C'est tellement peu sérieux que j'étais sur le point de tout laisser tomber. Je n'aime pas qu'on se moque de moi, qu'on me donne des miettes. J'étais sur le point de le laisser tomber et puis, mân hou ? Qu'est-ce que c'est que ça ? J'ai vu là-bas un objet debout. Sinistre. Un genre de poteau. Un peu comme un T ou comme une croix. Qu'est-ce que c'est que ça ?

Je me suis approché. Dessus, il y avait quelque chose. Ou plutôt : quelqu'un. Devant il y avait un officier, qui le surveillait, je crois. Je me suis approché de lui. Je lui ai demandé : "Mân hou ? Euh, pardon : Qu'est-ce que c'est ?" Il m'a dit : "En vérité, c'est le fils de Dieu".

 

C'est quarante heures après que j'ai repris mes esprits. Juste quarante, j'ai compté. C'était un dimanche matin, au lever du soleil. J'ai repris mes esprits parce que je me suis alors rappelé une phrase qu'il avait dite, celui qui avait été sur la croix. Il avait dit : "le véritable pain du ciel, c'est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde, ce pain c'est moi". Je crois qu'à ce moment-là, j'ai compris.

 

Toutes ces questions que je me posais et qui se résumaient à une seule : "qu'est-ce que c'est ?"

Toutes ces questions, je les posais non pas à propos de la manne, mais à propos de Dieu lui-même. Parce que, voilà :

-                la manne, ce ne sont pas les miettes que Dieu nous donne.

-                La manne, ce ne sont pas des miettes de Dieu.

-                La manne et Dieu : c'est la même chose.

Elle paraît insipide ? Mais Dieu paraît tellement insipide, à côté de l'argent ou de la gloire ou d'autres idoles. Elle tombe du ciel et se ramasse à ras de terre ? Mais Dieu, lui aussi, c'est au ras du sol, à genoux, et pas la tête dans les nuages qu'on le découvre.

Elle tombe tous les matins et ne se stocke pas ? Mais Dieu aussi, tous les matins et sans qu'on puisse en faire des conserves.

Alors, j'ai aussi compris autre chose. "Mân hou ? Qu'est-ce que c'est ?" Cette question-là, elle ne vient pas de moi.

Cette question, c'est Dieu qui me la pose, à moi : "Qu'est-ce que c'est ? Que dis-tu que c'est ? Que dis-tu que je suis pour toi?"

Il me la pose chaque jour, sans se lasser et sans s'impatienter. La patience de Dieu !

-                La patience impatiente de Dieu !

-                Elle est comme sa grâce.

-                Comme la manne. Elle est là, chaque matin.

C'est pour ça que je peux me risquer à lui faire confiance.

-                Parce qu'il m'a attendu, jusqu'à aujourd'hui.

-                Parce qu'il me fait confiance, encore aujourd'hui.

Maintenant, je le sais bien, quand bien même la vie paraîtrait insipide, quand je serais à genoux et humilié, quand je me sentirais inutile, je ne crains aucun malheur, car tu es avec moi. Toi, le Seigneur de la manne et de l'Esprit, du chemin et du vent, tu m'as rejoint sur mon chemin et tu m'y accompagnes désormais.

Envoi

Il y a deux mille ans, le jour de la Pentecôte, tous les disciples de Jésus étaient réunis dans une pièce les apôtres, des femmes, d'autres encore. Ils étaient comme arrêtés, stoppés, en panne. Il faut dire que Jésus les avait quittés dix jours plus tôt et que ça les avait paralysés. C'est ça, ils étaient en panne.

Et puis, ce jour-là, Dieu est passé en coup de vent, là où ils étaient. Comme toujours, il a été à la fois évident et furtif, manifeste et caché, présent et insaisissable. Comme un feu, comme une bourrasque, comme un murmure. Ou comme la manne dans le désert. Alors, les disciples qui étaient en panne se sont levés, ils se sont mis en route, ils se sont mis à parler de Jésus vivant. Et leurs mots sont venus jusqu'à nous. Jusqu'à toi.

Ce jour-là, c'est aujourd'hui. Dieu n'est pas seulement au début ou à la fin de notre chemin, mais il nous y rejoint et nous y accompagne. D'une manière presque imperceptible, à ras de terre, chaque jour renouvelé. Comme la manne. Et tu verras, comme la manne, il nourrit, il relève, il met en marche. Allez, en route !

Prédication du dimanche 8 juin 2003, 8 h 30,
sur France Culture
donnée par Laurent Schlumberger,
pasteur de l’Eglise réformée de France
et président de la région Ouest

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