La dame aux trois prénoms

 

 

La dame aux trois prénoms
Genèse 2,18 ; 2,22-23 et 3,20

1.    La traduction

2.    Le commentaire : la dame aux trois prénoms

1.    La traduction des textes significatifs (pour conjurer l’infidélité des traductions)

Gn_2,18 : Faisons-lui une aide assortie (ou une aide en face et contre lui)

Gn_2,22 : l’Eternel Dieu la façonne à côté de lui, et la lui amena

Gn_2,23 : Et l’homme dit : cette fois, c’est elle qui sera appelée humaine, parce que je suis l’humain

Gn_3,20 : L’homme donna à sa femme le nom d’Eve, car elle a été mère de tous les humains

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2.    Le commentaire : la dame aux trois prénoms

Eve, dites-vous ? Oui, mais ce n’est là que son troisième nom, donné par Adam lors de la chute. Le narrateur a pensé à ceux qui ignoraient l’hébreu : Eve parce que mère des vivants. Adam, poussé par Dieu vers la sortie de l’Eden, prend déjà son parti de sa nouvelle patrie, soumise au cycle de la mort et des naissances. Malgré le sol ingrat qu’on lui promet, il trouve à se féliciter ; il admire en sa femme la pourvoyeuse de vie.

Il n’avait pas pensé à ce don merveilleux lorsqu’au paradis elle lui avait été amenée, œuvre commune des doigts de Dieu et du sommeil de l’homme. Dieu avait considéré la solitude de sa créature, il avait eu pitié. Pour le distraire, il avait fabriqué toutes les bêtes et elles avaient défilé sous ses yeux sans l’arracher à la mélancolie. Alors, il avait façonné la femme « à côté » de l’homme, et un cri d’allégresse avait salué l’ultime étape de la création : « Elle sera appelée l’humaine, parce que je suis l’humain. » Adam découvre sa pareille jusque dans sa fibre la plus intime. Après la chute, il célèbre la différence entre elle et lui. Avant, la ressemblance : même clarté au front, même élan qui se retient encore, même tressaillement secret.

Les deux noms donnés par Adam, l’un de contentement, l’autre d’espérance, sont inspirés par l’Eve. Mais Dieu, lui aussi, et le premier, avait murmuré un nom. Avant qu’elle existe, il avait évoqué la femme. Il avait dit : « Faisons-lui une aide assortie. » Il faut, pour conjurer l’infidélité des traductions, revenir à l’hébreu : ezer kenegdo, une aide en face ou une aide contre. Sous le ciel étincelant des premiers jours retentit l’ample nom de l’amour et de la liberté. Ne l’inspirent ni le naïf orgueil d’une ressemblance ni l’impatience d’une postérité. Il fuse de l’imaginaire d’un Dieu dont les syllabes ont fait le monde et les mains, la femme. Il ne livre ni un modèle, ni un rôle. Rien d’une servitude assignée à l’être créé en second.

Dieu nomme son rêve : une aide. C’est lancer un appel. Les vis-à-vis seront aussi au coude à coude. La volupté des sens, bien sûr. Des enfants tant que vous voulez, mais n’oubliez pas que l’idée que Dieu a en tête dépasse infiniment ces plaisirs et ces tâches. Aimer, c’est répandre sur l’argile assoiffée du monde les eaux généreuses qui feront renaître les hommes, chanter les créatures, s’iriser la vie. Le Créateur vient d’embaucher le premier couple pour les grandes œuvres de l’amour.

Il y a une suite : kenegdo. En face ou contre. Eve n’est invitée à n’être ni la servante ni l’ennemie de l’homme. Elle sera l’autre voie de la pensée, celle qui ajoute, suggère, corrige, récuse, inquiète, interdit à l’être solitaire de se figer dans ses certitudes hâtives ou de glisser sans résistance dans son délire. Pour penser juste, il faut cette polyphonie. La raison d’un autre, qui sait dire oui ou non, et délibère entre le oui et le non. Ezer kenegdo. Dieu a bien parlé : l’humanité a commencé en étant deux.

FranceQuéré,1936-1995

La Croix, Décembre 1994
Le sel et le vent, France Quéré
Préface de Paul Ricœur
1995, Bayard Editions, Centurion

pp. 243-245

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La dame aux trois prénoms