q Genèse 22, 1 à 17 : Le « sacrifice »
d’Abraham
Le Seigneur voit … c’est sur la montagne
que le Seigneur est vu
Le sacrifice d'Abraham
Tours,
1500
Postilles sur
(Tours, B.m., ms.
Dans un cycle narratif en marge, au début du second prologue, après le
meurtre d'Abel et l'arche de Noé, l'enlumineur a représenté le
« sacrifice » d'Abraham. Cet épisode illustre l'infériorité de la
relation charnelle sur la relation spirituelle puisqu'un père accepte de
sacrifier son fils par amour pour Dieu. Isaac, les mains jointes, prie à genoux
sur l'autel. Son père lui tient les cheveux de la main gauche et, de sa main
droite, lève l'épée prête à s'abattre. L'ange, sur ordre de Dieu, vient in
extremis retenir l'arme et empêcher le sacrifice.
Prédication d’Etienne Babut
Ce récit que l'on a appelé à tort "le sacrifice d'Isaac" et
que les Juifs appellent plus exactement "la ligature d'Isaac", sans
d'ailleurs que ce titre plus conforme à la narration nous éclaire davantage, ce
récit est sans doute l'un des plus connus et des plus déroutants du livre de
Cela fait beaucoup à la fois et je vous avoue partager avec vous un réel
embarras, voire un certain désarroi. Comment retrouver dans cette mise en scène
d'un sacrifice finalement interdit, comment retrouver, comment reconnaître le
Dieu de Jésus ? Comment comprendre cette épreuve cruelle imposée, infligée à
Abraham... et bien sûr à Isaac ? Alors qu'Abraham s'est déjà montré un
partenaire solide, fiable, réellement confiant, Dieu avait-il vraiment encore
besoin de recourir à un tel procédé pour vérifier la confiance, la foi d'Abraham
et pour pouvoir conclure : « maintenant, je sais que tu crains Dieu, toi qui
n'as pas épargné ton fils unique pour moi » ? Ne sommes-nous pas autorisés à
dénoncer un sadisme intolérable dans cette exigence inexpliquée de sacrifier
précisément le fils promis, donné, et qui ne saurait être remplacé ?
À vrai dire, nous ne pourrons pas dépasser ces questions ni sortir de
l'impasse où elles nous conduisent si nous traitons ce texte comme un
reportage, comme le récit exact de paroles et de faits imputables expressément
au Dieu d'Israël et de Jésus. En réalité, nous avons affaire non pas à un
reportage mais, bien sûr, à une composition théologique complexe, peut-être pas
écrite en une fois ni d'une seule main, que nous ne savons pas dater de façon
certaine, que nous ne pouvons donc pas situer dans un contexte, dans un
environnement historique et cultuel susceptible d'apporter quelque éclairage.
Cette composition théologique en forme de récit cherche à dire en tout cas aux
Israélites d'abord, et au-delà d'Israël ensuite, que Dieu ne veut justement pas
de sacrifices humains, ces sacrifices que pratiquaient divers voisins d'Israël
et parfois aussi des responsables israélites, malgré l'interdiction formelle
que nous lisons par exemple dans le Deutéronome (18, 10). Il n'empêche:
l'interdiction des sacrifices humains ici sous la forme d'une intervention in
extremis d'un ange n'explique pas pourquoi il fallait soumettre Abraham et
Isaac à cette terrible angoisse. Comment justifier une telle
"pédagogie" imputée à Dieu, ici mais aussi ailleurs dans
Puisque nous n'avons pas affaire à un reportage mais à une composition
théologique, renonçons à nos griefs contre Dieu, laissons nos accusations de
sadisme, de cruauté, et tentons de dénouer, du moins de desserrer autant que
possible le nœud que présente ce texte en forme de récit.
Je relève d'abord un détail, qui est peut-être plus qu'un détail :
l'ordre donné à Abraham de « prendre son fils, son unique » émane, nous dit le
texte, d'Élohîm. Élohîm est d'abord un nom commun, un terme générique, curieusement
mis au pluriel même lorsqu'il sert à désigner le Dieu d'Israël: comme si le
Dieu d'Israël était substitué à tous les autres dieux, au moins pour Abraham et
le peuple à naître de lui. Élohîm, c'est l'un des noms donnés au Dieu d'Israël,
alors que l'alliance offerte à Abraham et acceptée par lui est signée sous un
autre nom, traduit par "le Seigneur". Il s'agit d'une traduction conventionnelle
du fameux tétragramme imprononçable, Yhwh. Et c'est justement "le
Seigneur" qui, par le truchement d'un ange, met fin brusquement à cette
épouvantable épreuve. Ce n'est vraisemblablement pas par hasard que "le
Seigneur" intervient à la place d'Élohim, précisément à ce moment décisif,
pour sauver Isaac et avec lui l'alliance et son partenaire humain, Abraham.
C'est avec "le Seigneur" que la scène se poursuit et s'achève. Et
Abraham, remis de ses émotions, baptise la montagne: « Le Seigneur voit », ce
qui deviendra ensuite, sous la plume du rédacteur, « le Seigneur est vu ». Et
c'est encore "le Seigneur" qui confirme et renouvelle la promesse
d'une postérité innombrable issue d'Isaac.
Comment comprendre ce changement de nom ? Même s'il on l'impute à titre
d'hypothèse à une autre main que celle qui a écrit le début de cette scène
virtuelle, à un autre rédacteur que celui qui a imaginé l'ordre épouvantable
donné à Abraham, force nous est de repérer un message concernant précisément la
compréhension de Dieu et de la relation offerte avec Lui. Il est tentant de
supposer qu'au départ, Abraham s'embarque dans une démarche religieuse
classique, hélas, dans le monde qui est le sien. Pour satisfaire la puissance
divine, il fallait, croyait-on communément, consentir un sacrifice très cher,
le sacrifice d'une vie humaine, et, plus cher que tout, le sacrifice d'un fils.
Mais "le Seigneur" vient mettre le holà et confirmer à Abraham sa
promesse et sa bénédiction, avec à l'horizon « toutes les nations de la terre
».
Mais ce n'est pas ce que l'apôtre Paul a retenu lorsqu'il relisait la
geste d'Abraham et voyait l'expression extrême de la foi dans cette obéissance
aveugle à un ordre incompréhensible, et plus qu'incompréhensible: un ordre qui
ruinait la promesse de Dieu et l'alliance conclue. Et le texte tel qu'il nous
est parvenu encourage effectivement la lecture effectuée par l'apôtre Paul. La
question d'Isaac : « où est l'agneau pour l'holocauste ? » reçoit une réponse
que seule une foi totale, une confiance totale peut inspirer: « Dieu saura voir
l'agneau pour l'holocauste, mon fils ! ». Nous sommes habitués à une autre
traduction: « Dieu pourvoira lui-même, mon fils », mais cette traduction-là
masque le lien établi intentionnellement par le texte entre cette réponse d'Abraham
« Dieu verra, Dieu saura voir » et le double baptême de la montagne « Le
Seigneur voit » et « c'est sur la montagne que le Seigneur est vu ».
Alors, au diable, si j'ose dire, notre sollicitude pour ce pauvre gosse
Isaac et ce père torturé, Abraham ! Le texte tel qu'il nous est offert pour que
nous y discernions une Parole actuelle, adressée à nous après tant d'autres, ce
vieux texte ne nous oriente pas du tout vers une analyse psychologisante mais
nous appelle à la foi à une vraie confiance, quelle que soit l impossibilité,
notre impossibilité de concevoir une issue heureuse à notre situation, à la
situation d'un proche ou d'un moins proche, ou d'un peuple habitué à la famine,
à 1a dictature, aux violences impunies des forts contre les faibles. Le Dieu
d'Abraham et de Jésus n'est décidément pas celui que prie chaque matin le très
pieux président des États-Unis, en le mettant dans son camp, sans guère,
jusqu'à présent, lui laisser la possibilité de le contredire, de contester sa
certitude d'avoir à entreprendre une croisade pour faire triompher l'axe du
bien contre l'axe du mal, selon son propre vocabulaire. Le Dieu d'Abraham et de
Jésus n'aime pas le sang versé, fût-il religieusement versé, pieusement versé !
Et je dis bien le Dieu d'Abraham et de Jésus, le Dieu d'Israël, sans opposer un
dieu redoutable qui serait celui du Premier Testament au dieu bon du Nouveau
Testament. Vous connaissez sans doute cette véhémente protestation transmise
par le prophète Amos de la part du Seigneur: « Je ne puis sentir vos
rassemblements quand vous faites monter vers moi des holocaustes ; votre
sacrifice de bêtes grasses, j'en détourne les yeux » ; j'arrête ici la citation,
mais elle se poursuit sur le même ton. Revenons à Abraham, à la manière dont il
confesse sa foi après avoir délié Isaac.
Abraham ne crie pas au miracle. Et surtout il ne crie pas victoire, il
ne s'attribue pas le mérite de cette délivrance ultime. Il reconnaît, il
confesse un Seigneur qui voit, un Seigneur proche en dépit de toute évidence :
au point que le rédacteur de ce texte ose retrouver cette proximité attentive
du Seigneur dans le nom laissé à cette montagne illocalisable « C'est sur la
montagne que le Seigneur est vu. »
Une fois de plus, je suis frappé, et je vous invite à constater que le
Dieu d'Abraham ne se donne pas à connaître comme une puissance surnaturelle
mais comme un Seigneur capable de se rendre proche, un Seigneur attentif, un
Seigneur obstiné à faire équipe avec des partenaires humains. J'ai eu
l'occasion ailleurs de faire remarquer que le livre de
Sorti de l'épreuve, toujours inexplicable, Abraham confesse sa foi
reconnaissante : « Le Seigneur voit ». Il lui suffit que le Seigneur voie.
Telle est la foi, franchement distincte des croyances de toutes sortes que les
chrétiens ont surajoutées, comme avant eux, les Israélites avaient mis en place
un ample système de sacrifices et d'offrandes. Telle est aujourd'hui la foi à
laquelle nous sommes, une fois de plus, appelés, patiemment et fermement. « Le
Seigneur voit », sans avoir besoin de recourir à un télescope, ni à un drone !
Son regard n'est pas celui d'un espion appliqué à dépister chaque manque de foi
dans nos journées , son regard c'est sa manière de nous convaincre qu'il nous
accompagne et qu'il attend, patiemment et aussi impatiemment, ardemment, que
nous l'aimions « de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre force
et de toute notre pensée ».
Je laisse la parole à l'apôtre Paul, c'est bien la moindre des
politesses « Que dire de plus ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?
Lui qui n'a pas épargné son propre fils - et il faut repérer ici une allusion à
la ligature d'Isaac - lui qui n'a pas épargné son propre Fils mais l'a livré
pour nous tous, comment, avec son Fils, ne nous donnerait-il pas tout ? [...]
Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La détresse, l'angoisse, la persécution,
la faim, le dénuement, le danger, le glaive ? [...] Mais en tout cela- notons
bien ce « dans tout cela » - nous sommes plus que vainqueurs par Celui gui nous
a aimés ». Cette phrase de l'apôtre n'a pas besoin d'être modernisée. Elle
évoque avec justesse le monde d'aujourd'hui qui, comme celui de Jésus et de
Paul, est pollué, ravagé par des détresses, dont nous ignorons souvent la masse
à moins de travailler avec une O.N.G., par l'angoisse, par des persécutions,
par la faim, le dénuement, le danger, la guerre. Et l'apôtre Paul ose dire,
après cette énumération évidemment pas exhaustive : « En tout cela, nous sommes
plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés ».
Vainqueurs par Celui qui nous a aimés : déjà
déclarés vainqueurs, de sorte que nous n'avons pas lieu de nous délecter dans
des lamentations sur le bellicisme des uns, la dictature sanguinaire d'un
autre, les risques évidents d'une exploitation religieuse de la grave crise que
traverse notre monde. Mais il nous incombe bien évidemment de chercher et de
trouver comment témoigner de ce Dieu d'amour, qui voit, qui voit de près. Entre
nos voisins juifs qui, dans leur majorité, ne s'autorisent à aucune critique de
la politique de l'État d'Israël et n'en supportent aucune même de leurs amis,
et les populations musulmanes de nos villes qui ont tout à craindre d'une
guerre et de ripostes d'extrémistes islamistes, croire au Dieu de Jésus,
aujourd'hui, ce n'est certainement pas une position confortable. Mais, en dépit
du risque d'incompréhension, d'accusations passionnelles, de sommations et de
rejets dans le camp du mal, croire au Dieu de Jésus, aujourd'hui, c'est parler
et agir en fonction de ce Monde Nouveau de Dieu inauguré par Jésus en plein
monde des hommes et des puissances qu'ils ne maîtrisent pas autant qu'ils le
pensent. Tout à l'heure, nous nous disperserons, mais nous serons porteurs d'un
ordre de mission, d'une parole d'envoi dans ce monde des hommes où s'implante
le Monde Nouveau de Dieu. Soyez, soyons les Isaac d'aujourd'hui, arrachés à la
mort pour devenir les témoins vivants du Dieu qui voit, et qui aime. Amen.
Lille, le 16. 03.2003
Source :
Le Porte-Parole – Cahier de Prédication n° 8, supplément au Journal Liens
Protestants n° 134