q Genèse 22, 1 à 17 : Le « sacrifice » d’Abraham

Le Seigneur voit … c’est sur la montagne que le Seigneur est vu

Le sacrifice d'Abraham

Tours, 1500

Postilles sur la Bible, Nicolas de Lyre. Paris

(Tours, B.m., ms. 0052, f. 002, 52)

 

 

 

 

Dans un cycle narratif en marge, au début du second prologue, après le meurtre d'Abel et l'arche de Noé, l'enlumineur a représenté le « sacrifice » d'Abraham. Cet épisode illustre l'infériorité de la relation charnelle sur la relation spirituelle puisqu'un père accepte de sacrifier son fils par amour pour Dieu. Isaac, les mains jointes, prie à genoux sur l'autel. Son père lui tient les cheveux de la main gauche et, de sa main droite, lève l'épée prête à s'abattre. L'ange, sur ordre de Dieu, vient in extremis retenir l'arme et empêcher le sacrifice.

Prédication d’Etienne Babut

Ce récit que l'on a appelé à tort "le sacrifice d'Isaac" et que les Juifs appellent plus exactement "la ligature d'Isaac", sans d'ailleurs que ce titre plus conforme à la narration nous éclaire davantage, ce récit est sans doute l'un des plus connus et des plus déroutants du livre de la Genèse, et au-delà, du témoignage biblique dans son ensemble. Il a donné lieu entre autres à des peintures, à une pièce de théâtre de Théodore de Bèze, le successeur de Calvin à Genève, à de savants travaux de spécialistes tournant autour du problème des sacrifices, et en particulier des sacrifices d'enfants. Mais il a donné lieu, déjà dans les premières communautés chrétiennes, à des rapprochements entre cet Isaac offert par son père et presque sacrifié et Jésus qui, lui, selon l'expression employée par l'apôtre Paul dans le passage de l'épître aux Romains que nous avons écouté tout à l'heure, n'a pas été « épargné » par son Père. De fait, un lecteur attentif des évangiles peut repérer le récit de la ligature d'Isaac comme toile de fond des récits évangéliques de la mort de Jésus, mais aussi des récits du baptême et de la tentation de Jésus.

Cela fait beaucoup à la fois et je vous avoue partager avec vous un réel embarras, voire un certain désarroi. Comment retrouver dans cette mise en scène d'un sacrifice finalement interdit, comment retrouver, comment reconnaître le Dieu de Jésus ? Comment comprendre cette épreuve cruelle imposée, infligée à Abraham... et bien sûr à Isaac ? Alors qu'Abraham s'est déjà montré un partenaire solide, fiable, réellement confiant, Dieu avait-il vraiment encore besoin de recourir à un tel procédé pour vérifier la confiance, la foi d'Abraham et pour pouvoir conclure : « maintenant, je sais que tu crains Dieu, toi qui n'as pas épargné ton fils unique pour moi » ? Ne sommes-nous pas autorisés à dénoncer un sadisme intolérable dans cette exigence inexpliquée de sacrifier précisément le fils promis, donné, et qui ne saurait être remplacé ?

À vrai dire, nous ne pourrons pas dépasser ces questions ni sortir de l'impasse où elles nous conduisent si nous traitons ce texte comme un reportage, comme le récit exact de paroles et de faits imputables expressément au Dieu d'Israël et de Jésus. En réalité, nous avons affaire non pas à un reportage mais, bien sûr, à une composition théologique complexe, peut-être pas écrite en une fois ni d'une seule main, que nous ne savons pas dater de façon certaine, que nous ne pouvons donc pas situer dans un contexte, dans un environnement historique et cultuel susceptible d'apporter quelque éclairage. Cette composition théologique en forme de récit cherche à dire en tout cas aux Israélites d'abord, et au-delà d'Israël ensuite, que Dieu ne veut justement pas de sacrifices humains, ces sacrifices que pratiquaient divers voisins d'Israël et parfois aussi des responsables israélites, malgré l'interdiction formelle que nous lisons par exemple dans le Deutéronome (18, 10). Il n'empêche: l'interdiction des sacrifices humains ici sous la forme d'une intervention in extremis d'un ange n'explique pas pourquoi il fallait soumettre Abraham et Isaac à cette terrible angoisse. Comment justifier une telle "pédagogie" imputée à Dieu, ici mais aussi ailleurs dans la Bible ? Serait-elle compatible avec la démarche du Dieu de Jésus, le Père, notre Père ?

Puisque nous n'avons pas affaire à un reportage mais à une composition théologique, renonçons à nos griefs contre Dieu, laissons nos accusations de sadisme, de cruauté, et tentons de dénouer, du moins de desserrer autant que possible le nœud que présente ce texte en forme de récit.

Je relève d'abord un détail, qui est peut-être plus qu'un détail : l'ordre donné à Abraham de « prendre son fils, son unique » émane, nous dit le texte, d'Élohîm. Élohîm est d'abord un nom commun, un terme générique, curieusement mis au pluriel même lorsqu'il sert à désigner le Dieu d'Israël: comme si le Dieu d'Israël était substitué à tous les autres dieux, au moins pour Abraham et le peuple à naître de lui. Élohîm, c'est l'un des noms donnés au Dieu d'Israël, alors que l'alliance offerte à Abraham et acceptée par lui est signée sous un autre nom, traduit par "le Seigneur". Il s'agit d'une traduction conventionnelle du fameux tétragramme imprononçable, Yhwh. Et c'est justement "le Seigneur" qui, par le truchement d'un ange, met fin brusquement à cette épouvantable épreuve. Ce n'est vraisemblablement pas par hasard que "le Seigneur" intervient à la place d'Élohim, précisément à ce moment décisif, pour sauver Isaac et avec lui l'alliance et son partenaire humain, Abraham. C'est avec "le Seigneur" que la scène se poursuit et s'achève. Et Abraham, remis de ses émotions, baptise la montagne: « Le Seigneur voit », ce qui deviendra ensuite, sous la plume du rédacteur, « le Seigneur est vu ». Et c'est encore "le Seigneur" qui confirme et renouvelle la promesse d'une postérité innombrable issue d'Isaac.

Comment comprendre ce changement de nom ? Même s'il on l'impute à titre d'hypothèse à une autre main que celle qui a écrit le début de cette scène virtuelle, à un autre rédacteur que celui qui a imaginé l'ordre épouvantable donné à Abraham, force nous est de repérer un message concernant précisément la compréhension de Dieu et de la relation offerte avec Lui. Il est tentant de supposer qu'au départ, Abraham s'embarque dans une démarche religieuse classique, hélas, dans le monde qui est le sien. Pour satisfaire la puissance divine, il fallait, croyait-on communément, consentir un sacrifice très cher, le sacrifice d'une vie humaine, et, plus cher que tout, le sacrifice d'un fils. Mais "le Seigneur" vient mettre le holà et confirmer à Abraham sa promesse et sa bénédiction, avec à l'horizon « toutes les nations de la terre ».

Mais ce n'est pas ce que l'apôtre Paul a retenu lorsqu'il relisait la geste d'Abraham et voyait l'expression extrême de la foi dans cette obéissance aveugle à un ordre incompréhensible, et plus qu'incompréhensible: un ordre qui ruinait la promesse de Dieu et l'alliance conclue. Et le texte tel qu'il nous est parvenu encourage effectivement la lecture effectuée par l'apôtre Paul. La question d'Isaac : « où est l'agneau pour l'holocauste ? » reçoit une réponse que seule une foi totale, une confiance totale peut inspirer: « Dieu saura voir l'agneau pour l'holocauste, mon fils ! ». Nous sommes habitués à une autre traduction: « Dieu pourvoira lui-même, mon fils », mais cette traduction-là masque le lien établi intentionnellement par le texte entre cette réponse d'Abraham « Dieu verra, Dieu saura voir » et le double baptême de la montagne « Le Seigneur voit » et « c'est sur la montagne que le Seigneur est vu ».

Alors, au diable, si j'ose dire, notre sollicitude pour ce pauvre gosse Isaac et ce père torturé, Abraham ! Le texte tel qu'il nous est offert pour que nous y discernions une Parole actuelle, adressée à nous après tant d'autres, ce vieux texte ne nous oriente pas du tout vers une analyse psychologisante mais nous appelle à la foi à une vraie confiance, quelle que soit l impossibilité, notre impossibilité de concevoir une issue heureuse à notre situation, à la situation d'un proche ou d'un moins proche, ou d'un peuple habitué à la famine, à 1a dictature, aux violences impunies des forts contre les faibles. Le Dieu d'Abraham et de Jésus n'est décidément pas celui que prie chaque matin le très pieux président des États-Unis, en le mettant dans son camp, sans guère, jusqu'à présent, lui laisser la possibilité de le contredire, de contester sa certitude d'avoir à entreprendre une croisade pour faire triompher l'axe du bien contre l'axe du mal, selon son propre vocabulaire. Le Dieu d'Abraham et de Jésus n'aime pas le sang versé, fût-il religieusement versé, pieusement versé ! Et je dis bien le Dieu d'Abraham et de Jésus, le Dieu d'Israël, sans opposer un dieu redoutable qui serait celui du Premier Testament au dieu bon du Nouveau Testament. Vous connaissez sans doute cette véhémente protestation transmise par le prophète Amos de la part du Seigneur: « Je ne puis sentir vos rassemblements quand vous faites monter vers moi des holocaustes ; votre sacrifice de bêtes grasses, j'en détourne les yeux » ; j'arrête ici la citation, mais elle se poursuit sur le même ton. Revenons à Abraham, à la manière dont il confesse sa foi après avoir délié Isaac.

Abraham ne crie pas au miracle. Et surtout il ne crie pas victoire, il ne s'attribue pas le mérite de cette délivrance ultime. Il reconnaît, il confesse un Seigneur qui voit, un Seigneur proche en dépit de toute évidence : au point que le rédacteur de ce texte ose retrouver cette proximité attentive du Seigneur dans le nom laissé à cette montagne illocalisable « C'est sur la montagne que le Seigneur est vu. »

Une fois de plus, je suis frappé, et je vous invite à constater que le Dieu d'Abraham ne se donne pas à connaître comme une puissance surnaturelle mais comme un Seigneur capable de se rendre proche, un Seigneur attentif, un Seigneur obstiné à faire équipe avec des partenaires humains. J'ai eu l'occasion ailleurs de faire remarquer que le livre de la Genèse, avec ses cinquante chapitres, ne mentionne qu'une seule fois la puissance de Dieu, sans d'ailleurs préciser comment elle se manifeste. Cette mention unique figure dans le chapitre 49, qui énumère, dans une forme à la fois poétique et quasi liturgique, les bénédictions prononcées juste avant de mourir par Jacob sur ses douze fils. La fille, Dina, est oubliée, comme si le Seigneur ne s'intéressait qu'au sexe masculin... : la Bible n'est décidément pas tombée du ciel mais elle est passée par une longue histoire humaine, à laquelle le Seigneur a certainement participé, sans pour autant réduire ses partenaires humains à un rôle mécanique de magnétophone !

Sorti de l'épreuve, toujours inexplicable, Abraham confesse sa foi reconnaissante : « Le Seigneur voit ». Il lui suffit que le Seigneur voie. Telle est la foi, franchement distincte des croyances de toutes sortes que les chrétiens ont surajoutées, comme avant eux, les Israélites avaient mis en place un ample système de sacrifices et d'offrandes. Telle est aujourd'hui la foi à laquelle nous sommes, une fois de plus, appelés, patiemment et fermement. « Le Seigneur voit », sans avoir besoin de recourir à un télescope, ni à un drone ! Son regard n'est pas celui d'un espion appliqué à dépister chaque manque de foi dans nos journées , son regard c'est sa manière de nous convaincre qu'il nous accompagne et qu'il attend, patiemment et aussi impatiemment, ardemment, que nous l'aimions « de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre force et de toute notre pensée ».

Je laisse la parole à l'apôtre Paul, c'est bien la moindre des politesses « Que dire de plus ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n'a pas épargné son propre fils - et il faut repérer ici une allusion à la ligature d'Isaac - lui qui n'a pas épargné son propre Fils mais l'a livré pour nous tous, comment, avec son Fils, ne nous donnerait-il pas tout ? [...] Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La détresse, l'angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le danger, le glaive ? [...] Mais en tout cela- notons bien ce « dans tout cela » - nous sommes plus que vainqueurs par Celui gui nous a aimés ». Cette phrase de l'apôtre n'a pas besoin d'être modernisée. Elle évoque avec justesse le monde d'aujourd'hui qui, comme celui de Jésus et de Paul, est pollué, ravagé par des détresses, dont nous ignorons souvent la masse à moins de travailler avec une O.N.G., par l'angoisse, par des persécutions, par la faim, le dénuement, le danger, la guerre. Et l'apôtre Paul ose dire, après cette énumération évidemment pas exhaustive : « En tout cela, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés ».

Vainqueurs par Celui qui nous a aimés : déjà déclarés vainqueurs, de sorte que nous n'avons pas lieu de nous délecter dans des lamentations sur le bellicisme des uns, la dictature sanguinaire d'un autre, les risques évidents d'une exploitation religieuse de la grave crise que traverse notre monde. Mais il nous incombe bien évidemment de chercher et de trouver comment témoigner de ce Dieu d'amour, qui voit, qui voit de près. Entre nos voisins juifs qui, dans leur majorité, ne s'autorisent à aucune critique de la politique de l'État d'Israël et n'en supportent aucune même de leurs amis, et les populations musulmanes de nos villes qui ont tout à craindre d'une guerre et de ripostes d'extrémistes islamistes, croire au Dieu de Jésus, aujourd'hui, ce n'est certainement pas une position confortable. Mais, en dépit du risque d'incompréhension, d'accusations passionnelles, de sommations et de rejets dans le camp du mal, croire au Dieu de Jésus, aujourd'hui, c'est parler et agir en fonction de ce Monde Nouveau de Dieu inauguré par Jésus en plein monde des hommes et des puissances qu'ils ne maîtrisent pas autant qu'ils le pensent. Tout à l'heure, nous nous disperserons, mais nous serons porteurs d'un ordre de mission, d'une parole d'envoi dans ce monde des hommes où s'implante le Monde Nouveau de Dieu. Soyez, soyons les Isaac d'aujourd'hui, arrachés à la mort pour devenir les témoins vivants du Dieu qui voit, et qui aime. Amen.

 

 

Lille, le 16. 03.2003

 

Source : Le Porte-Parole – Cahier de Prédication n° 8, supplément au Journal Liens Protestants n° 134