La Samaritaine

 

 

La Samaritaine
Jean 4,3-42

1.    La traduction

2.    La lecture

1.   La traduction

Il quitta la Judée, et pour regagner la Galilée, il lui fallait traverser la Samarie. Il passa ainsi près d’une ville de ce pays, nommé Sichar, tout à côté du domaine que Jacob avait légué à son fils Joseph : là se trouvait son puits.
Fatigué par sa marche, Jésus s’assit sur la margelle.
Il était presque midi.
Survint une femme du pays, pour puiser de l’eau.
Jésus la pria : donne-moi à boire !
Ses disciples étaient partis à la ville chercher des vivres.
La Samaritaine s’écria : Comment ! toi, un juif, tu me demandes à boire, à moi, femme de Samarie ?
Les juifs ne mêlent pourtant pas à des Samaritains !
Jésus lui répondit : Si tu savais la grandeur de Dieu et qui celui qui te dit : donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive.
Elle lui dit : Seigneur, tu n’as rien pour puiser et le puits est profond. D’où la tires-tu ton eau vive ?
Serais-tu plus grand que notre père Jacob qui nous as donné ce puits et qui y but lui-même ainsi que ses enfants et ses troupeaux.
Jésus lui répondit : Qui boit l’eau d’un puits n’apaise pas sa soif. Mais qui boira l’eau que je lui donnerai, celui-là sera à tout jamais désaltéré. L’eau que je lui donnerai fera couler en lui une source éternelle !
La femme lui dit : Seigneur, donne-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à me traîner jusqu’ici.
Il lui dit : Va, appelle ton mari et reviens ici.
La femme rétorqua : Je n’ai pas de mari.
Jésus lui dit : Comme tu as raison de dire : je n’ai pas de mari ! Car tu as en eu cinq, et à présent tu vis avec un homme qui n’est pas le tien. Tu as dit vrai.
La femme reprit : Seigneur, je m’aperçois que tu es un prophète. Nos pères rendaient hommage à Dieu sur cette Montagne, et chez vous l’on prétend que le vrai culte est à Jérusalem ?
Jésus lui dit : Crois-moi, femme, l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem invoquer le Père. Vous pourtant, vous ne savez pas ce qui vous jette à genoux. Chez nous, adorer, c’est connaître. Les Juifs ont reçu la mission du salut.
Or, l’heure approche, et déjà elle est là, où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité.
C’est la religion qu’aime le Père. Dieu est esprit, et il veut de ses adorateurs une adoration  en esprit et en vérité.
La femme lui dit : Je sais que le Messie va venir, celui que l’on appelle le Christ. Quand il sera là, il nous dévoilera tous ces mystères.
Jésus lui dit : Je le suis, moi qui te parle.
Là-dessus les disciples revinrent et ils étaient stupéfaits de le voir converser avec une femme. Nul cependant ne lui dit : Que lui demandes-tu ? ou : Pourquoi parles-tu avec elle ? Alors la femme abandonna sa cruche, courut vers la ville, ameuta les gens : Venez voir un homme qui m’a dit toute ma vie ! N’est-il pas le Christ ?
Ils sortirent de la ville et se rendirent auprès de lui.
Cependant les disciples s’empressaient : Rabbi, sers-toi, disaient-ils.
Mais il leur répondit : J’ai à prendre une nourriture qui vous est encore inconnue. Les disciples s’étonnaient : Quelqu’un lui aurait-il apporté un repas ?
Jésus leur dit : Ma nourriture est d’accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé et d’achever son œuvre.
Ne dites pas vous-mêmes : Encore quatre mois et ce sera la moisson ? Eh bien, je vous le dis : Levez les yeux et voyez les blés blanchir la campagne. Déjà le moissonneur est payé de sa peine, il noue les gerbes d’éternité, et semeur et moissonneur se réjouiront ensemble !
Car le proverbe dit vrai, autre est le semeur, autre le moissonneur. Je vous ai envoyés récolter un grain que vous n’avez pas jeté. D’autres ont travaillé, et vous cueillez leurs fruits.
Cependant, à la ville, nombreux furent les Samaritains qui lui donnèrent leur foi à cause du témoignage de cette femme qui répétait : Il m’a dit tout ce qui fait ma vie. Aussi, lorsqu’ils furent avec lui, le prièrent-ils de demeurer chez eux, ce qu’il fit deux jours durant. Et sa parole en convainquait un nombre encore plus grand, et ils disaient à la femme : Notre foi n’a plus à passer par tes mots. De nos propres oreilles, nous l’avons entendu et nous savons qu’il est en toute vérité la vie du monde.

* * * * *

2.   La lecture

Celle-là, son rire tinte encore après deux mille ans. Un voyageur harassé lui demande à boire. Il a quatre raison de se taire et même, à sa vue, de s’éloigner : il est homme, il est juif, il est rabbi, il est fils de Dieu et sait donc qui se cache sous ces dehors enjoués. Mais les puits sont des lieux de rendez-vous et maintes unions se sont arrangées sur leurs margelles. Si donc Jésus lui parle, n’est-ce pas qu’il est sous le charme ? Ainsi en juge la Samaritaine, femme d’expérience.

Avec quel naturel elle fait glisser la conversation où il lui plaît, vers l’aveu d’une autre soif que de l’eau ! Elle a eu des hommes, et beaucoup. Elle essaie aussi d’avoir celui-là, au moins au sens où l’on dit : je l’ai bien eu ! Et à tout ce qu’il dit, elle lance un défi : ses coutumes, ses moyens, l’exécution de sa promesse, tout y passe, en vain.

Mais lorsqu’il lui révèle qui elle est, confondue, elle recule et lui laissant l’empire des âmes, elle l’entreprend sur la théologie où il n’a pas fait ses preuves et dont elle a moins à rougir. Et comme là encore il gagne, elle tire sa dernière flèche : soyons sérieux, le Christ viendra tout expliquer de ce dont ils débattent. La réponse anéantit le trait : le Christ, c’est moi.
Elle a peu à peu appris qui il était, et les titres qu’elle lui décerne croissent avec la science acquise. Une trivialité d’abord : Juif, puis une salutation courtoise : Maître, puis des mots d’admiration arrachés à cette bouche joueuse : patriarche, prophète. Et Jésus, devant elle, a toujours sa tête exténuée. Et enfin le vrai nom, le Christ, amoureusement, monte à ses lèvres.
L’angoisse s’est nouée en facétie. Sous le front téméraire, un désespoir d’abord muet s’exhale dans le gémissement : Seigneur, donne-la-moi, cette eau, que n’aie plus soif ! C’est elle qui est altérée, elle qui s’épuise. L’amour ? Elle a dit vrai : personne à ses côtés. Cinq maris ont disparu, le sixième ne lui appartient pas. Elle a roulé dans des bras comme au fond d’un ravin. Je n’ai pas de mari. Une existence vide comme une citerne qui fuit. Trop d’hommes, et pas d’amour. Telle est la découverte dont son cœur s’embrase depuis que l’Unique a commencé à lui parler.

Quel regard vient de percer d’un trait de feu l’obscure douleur de la porteuse d’eau ? Avec le repentir, le règne de Dieu s’avance et déjà la transforme. Jésus a soif, et c’est elle qui gémit ; la vérité affleure dans la plainte qui se dissimulait sous un rire. Elle confesse maintenant l’écart entre ce que chacun vit et veut, dont il ne dit mot, depuis si longtemps que l’humanité souffre et s’accepte dans sa douleur.

Sait-elle qu’à la regarder ainsi et l’interroger, la femme ne parle que d’elle-même, et s’enfonce sans effroi dans le puits de sa honte ? Et quand elle atteint le fond, levant des yeux soudain purifiés, elle voit le Christ au zénith. La vérité passe par l’aveu du désespoir.

Je n’ai pas de mari. En cette confidence sublime où tout mensonge s’est effacé, retentit la grave louange du Christ : Femme, tu dis vrai.

Alors la vérité l’illumine : elle n’est que douleur, le christ que grandeur. Pour l’apprendre, il fallait d’abord descendre en son propre cœur, ce « monstre incomparable et fuyant », comme dit Malraux, à partir duquel s’éclaire le visage de l’autre, comme l’eau sombre d’un puits reflète le fin rayon d’un astre. Il faut cette plongée, ce « de profondis » clamé par une voix désespérée pour que les yeux s’ouvrent à la fabuleuse majesté du monde, et qui sait ? de Dieu.

Avant sa confession, dans la légèreté de son rire, la Samaritaine ne décelait qu’un homme en Jésus, un juif, un rabbi, voire un patriarche. Touchés le fond et l’eau impitoyablement transparente qui réfléchit son impudeur, elle remonte ; la voici sur les cimes, perçant dans le Christ, avec une acuité absolue, le secret de ses deux natures. Les noms divins, nul ne sait les dire, mais elle les articule bravement, prophète, lâche-t-elle, avant que de sa bouche fuse le titre suprême, Messie.

Vérité sans retour, et pour en témoigner, Jésus a choisi cette créature déshonorée. Avec quelque malice, il la renvoie à Sychar : Va, appelle ton mari et reviens ici. Tant d’hommes dans sa vie, cela va déplacer tout un quartier ! Mais ce n’est pas son mari qu’elle appelle, c’est le Seigneur qu’elle annonce. L’Unique a remplacé le nombreux.

Jésus loue le Samaritain qui a bandé les plaies d’un voyageur et qui est devenu l’image de sa mission. C’est à nouveau la Samarie qui se penche sur un nomade recru de fatigue et se fait la messagère de sa messianité. Son passé agité, mais aussi sa charité attachent cette femme à son peuple. Ce n’est plus la nation maudite aux cent cultes, mais la commune patrie du dixième lépreux et du voyageur de Jéricho, de l’homme qui dit merci et de l’homme que fait grâce. Charité et reconnaissance, la Samaritaine foule ces deux chemins de la foi. Implorée, elle console. Implorante, elle confesse.

La foi mûrit en Samarie, la terre blonde d’épis, et sans un signe donné, d’un simple cri de femme.

France Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 23-28.

Lire dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet Evangile par France Quéré. Cliquer ici

 

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