|
La Samaritaine |
|
|
La Samaritaine 1. La
traduction 2. La lecture 1. La traduction Il quitta
la Judée, et pour regagner la Galilée, il lui fallait traverser la Samarie.
Il passa ainsi près d’une ville de ce pays, nommé Sichar, tout à côté du
domaine que Jacob avait légué à son fils Joseph : là se trouvait son
puits. * * * * * 2. La
lecture Celle-là, son rire tinte encore
après deux mille ans. Un voyageur harassé lui demande à boire. Il a quatre
raison de se taire et même, à sa vue, de s’éloigner : il est homme, il
est juif, il est rabbi, il est fils de Dieu et sait donc qui se cache sous
ces dehors enjoués. Mais les puits sont des lieux de rendez-vous et maintes
unions se sont arrangées sur leurs margelles. Si donc Jésus lui parle,
n’est-ce pas qu’il est sous le charme ? Ainsi en juge la Samaritaine,
femme d’expérience. Avec quel naturel elle fait
glisser la conversation où il lui plaît, vers l’aveu d’une autre soif que de
l’eau ! Elle a eu des hommes, et beaucoup. Elle essaie aussi d’avoir
celui-là, au moins au sens où l’on dit : je l’ai bien eu ! Et à
tout ce qu’il dit, elle lance un défi : ses coutumes, ses moyens,
l’exécution de sa promesse, tout y passe, en vain. Mais lorsqu’il lui révèle qui
elle est, confondue, elle recule et lui laissant l’empire des âmes, elle
l’entreprend sur la théologie où il n’a pas fait ses preuves et dont elle a
moins à rougir. Et comme là encore il gagne, elle tire sa dernière
flèche : soyons sérieux, le Christ viendra tout expliquer de ce dont ils
débattent. La réponse anéantit le trait : le Christ, c’est moi. Quel regard vient de percer
d’un trait de feu l’obscure douleur de la porteuse d’eau ? Avec le
repentir, le règne de Dieu s’avance et déjà la transforme. Jésus a soif, et
c’est elle qui gémit ; la vérité affleure dans la plainte qui se
dissimulait sous un rire. Elle confesse maintenant l’écart entre ce que
chacun vit et veut, dont il ne dit mot, depuis si longtemps que l’humanité
souffre et s’accepte dans sa douleur. Sait-elle qu’à la regarder
ainsi et l’interroger, la femme ne parle que d’elle-même, et s’enfonce sans
effroi dans le puits de sa honte ? Et quand elle atteint le fond, levant
des yeux soudain purifiés, elle voit le Christ au zénith. La vérité passe par
l’aveu du désespoir. Je n’ai pas de mari. En cette
confidence sublime où tout mensonge s’est effacé, retentit la grave louange
du Christ : Femme, tu dis vrai. Alors la vérité
l’illumine : elle n’est que douleur, le christ que grandeur. Pour
l’apprendre, il fallait d’abord descendre en son propre cœur, ce
« monstre incomparable et fuyant », comme dit Malraux, à partir
duquel s’éclaire le visage de l’autre, comme l’eau sombre d’un puits reflète
le fin rayon d’un astre. Il faut cette plongée, ce « de profondis » clamé par une voix
désespérée pour que les yeux s’ouvrent à la fabuleuse majesté du monde, et
qui sait ? de Dieu. Avant sa confession, dans la
légèreté de son rire, la Samaritaine ne décelait qu’un homme en Jésus, un
juif, un rabbi, voire un patriarche. Touchés le fond et l’eau impitoyablement
transparente qui réfléchit son impudeur, elle remonte ; la voici sur les
cimes, perçant dans le Christ, avec une acuité absolue, le secret de ses deux
natures. Les noms divins, nul ne sait les dire, mais elle les articule
bravement, prophète, lâche-t-elle, avant que de sa bouche fuse le titre
suprême, Messie. Vérité sans retour, et pour en
témoigner, Jésus a choisi cette créature déshonorée. Avec quelque malice, il
la renvoie à Sychar : Va, appelle ton mari et reviens ici. Tant d’hommes
dans sa vie, cela va déplacer tout un quartier ! Mais ce n’est pas son
mari qu’elle appelle, c’est le Seigneur qu’elle annonce. L’Unique a remplacé
le nombreux. Jésus loue le Samaritain qui a
bandé les plaies d’un voyageur et qui est devenu l’image de sa mission. C’est
à nouveau la Samarie qui se penche sur un nomade recru de fatigue et se fait
la messagère de sa messianité. Son passé agité, mais aussi sa charité
attachent cette femme à son peuple. Ce n’est plus la nation maudite aux cent
cultes, mais la commune patrie du dixième lépreux et du voyageur de Jéricho,
de l’homme qui dit merci et de l’homme que fait grâce. Charité et
reconnaissance, la Samaritaine foule ces deux chemins de la foi. Implorée,
elle console. Implorante, elle confesse. La foi mûrit en Samarie, la terre
blonde d’épis, et sans un signe donné, d’un simple cri de femme. France
Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer
éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 23-28. Lire
dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet
Evangile par France Quéré. Cliquer ici |
n |
|
La Samaritaine |
|