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Un pain tombé du ciel |
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Un pain tombé du ciel 1.
La
traduction 2.
La lecture 1. La traduction Jésus leur
dit : vraiment, vraiment, je vous le dis, vous me cherchez, non parce
que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez consommé de mon pain et
vous êtes rassasiés. * * * * * 2.
La
lecture Le pain que Jésus a fractionné
près de Tibériade, la mortelle nuit sur le lac n’ont-ils pas préparé les
intelligences au mystère essentiel ? « Le pain que je vous donnerai
est ma chair et le monde en vivra. » Mais qui, s’il n’est déjà
habité d’un sentiment égal, peut entendre cette parole affolée d’amour ?
Parmi les disciples, les tièdes s’éloignent. Les autres sont troublés et
tentent de ramener le propos à la capacité d’une raison qu’ils ne veulent pas
humilier. Et tous, partis ou restés, traduisent la faiblesse des fidèles qui
au fil des siècles viendront en titubant communier au corps vivant. La
vérité, elle est là : personne ne croit assez. Encore les disciples ont-ils
l’excuse de la surprise : ils entendaient les premiers cette insolite
parole. Mais nous la répétons depuis deux mille ans, nous n’avons donc pas
été capables d’élargir notre intelligence ! Quel est ce pain qui n’est
que vie ? La chair même du Christ, disaient les uns, ce qui fait
sursauter. Un pur symbole, répondaient les autres, ce qui rend ce pain bien
morne. Le corps associé, criait Luther ; non substitué, ripostait ses
adversaires ; et tous devant la nourriture offerte, devant le
rassemblement auguste où le Christ convoquait les nourritures éparses, ne
trouvaient qu’à se diviser. Au nom de celui qui avait dit :
« Jamais je ne mettrais dehors celui qui veut devenir l’un des
miens », ils se repoussaient, haineux, des tables saintes. A tous ces disputeurs, Jésus
peut clamer : « Et vous ne croyez pas ! » Car c’est de
l’indigence que d’infliger à celui qui osa mêler son Fils à ses créatures le
spectre de tant de haines et d’incompréhension et pour tout dire le désaveu
de la foi, qui, si elle est ce qu’elle dit être, ne prend jamais ces
chemins-là. L’eucharistie, lambeau de chair ou écho
d’une parole ? Aux uns nous dirions : ce n’est pas son corps
physique que Jésus vous offre mais la chair spiritualisée de sa résurrection,
qui ne vous est attesté que par une parole, dites-vous ? Mais la parole
du Christ est toujours un acte. Ceci est mon corps. Eh bien, c’est son corps.
Cette substance au reu du ciboire prend l’éclat des actions accomplies et des
passions données. Ce corps est promesse de
résurrection. Cette promesse est ressuscitée. Quelle que soit la façon dont
on le prend, le pain est l’indicible mystère qui appelle tous les vivants à
la gloire du royaume. Humble, parce qu’il est pain. Infini, parce qu’il est
recel d’éternité. Il fallait bien peu croire pour
ne pas s’accorder sur la transcendance du pain consacré, lourd d’au-delà
comme la grappe où murit le vin des fêtes. Le Christ pourtant avait été
chair : le corps dont il parlait, encore lié aux amarres de la vie
historique. On voit une parcelle, mais le Christ y est tout entier, chair et
sang. On voit une substance, mais le Christ y est invisible. On voit une
matière inerte, mais le Christ y est le vivant définitif. Parlant de son
corps, il avait dit qu’il n’était pas un pain pétri par les hommes, mais le
pain du ciel, œuvre du Père. CE pain n’est pas son corps terrestre ; le
Christ en ce discours ne s’avance pas comme l’enfant d’une femme. Il nomme un
corps de gloire, qui a déjà rompu les liens de la mort et s’est délivré dans
l’éternité. Or l’éternité dont il rêve,
l’homme ne l’attend pas des fruits de la terre. Ni le blé ni l’eau d’un puits
ne l’arrache à sa mort inéluctable. Consommés, périssables même s’ils ne sont
pas consommés, ces biens présentent d’eux-mêmes la figure de notre mortalité.
Le Christ dans l’eucharistie les dépouille de l’atroce contradiction qui les
condamne en les instituant : tout ce qui est, dès son principe, est voué
à disparaître. Brève en son nom comme en son cours, la vie s’engloutit dans
le seul infini qui s’impose à notre raison, le néant. Or le Christ renverse la loi du
monde. De sa main puissante, il écourte la mort et déploie la vie comme une
fresque immense. Quand dans le pain, il vient se confondre à nous, il
transforme déjà mystérieusement, et dans l’obscurité d’un signe, la cendre de
notre chair. Mais seule la foi entrevoit la petite flamme qui s’élève
hardiment dans le cœur. Car l’amour qui transmue en
éternité notre parcelle de vie garde l’humilité de son sacrifice. Elle n’aura
d’autre témoin que nos yeux clos et notre silence. Nous n’en connaîtrons que
l’abaissement qui fait disparaître le Christ sous les aspects du pain et nous
ne serons pas gratifiés d’un signe plus enviable que celui qu’il donna à ses
compagnons : eux virent sa mort, nous, ce pain où sa présence prend la
forme d’une absence. L’absence de Dieu est pour nous
ce qu’était parmi les siens son humble face de galiléen. Eux pouvaient
dire : ce n’est qu’un homme ; et nous : ce n’est qu’un pain.
Il était homme pour eux comme il est pain pour nous, donné, versé, tué, bu,
dévoré pour être toujours plus avec l’homme et en lui. Et comment imaginerait-on que
celui dont l’amour fait de lui un donné et un versé nous devienne sensible
sinon par son effacement ? Il fait dans le pain ce qu’il a fait sur sa
croix : cessant d’être lui pour que nous devenions réellement nous.
L’éternité qui est sienne se trace ainsi un chemin tout intérieur : tout
se joue au-dedans des âmes Nos bouches connaissent Dieu comme ses amis l’ont
connu : il a une saveur de miséricorde, mais on ne le trouve pas dans la
gloire espérée, l’éblouissement des yeux, ni l’ovation des foules.
Apparemment il ne se passe rien, mais cette expérience dépouillée d’un Dieu
sans face qui rompt son pain, révèle sans illusion, sans complicité et dans
le plus âpre dénuement l’être infini qui s’y livre. Combien d’hommes
semblablement s’enfoncèrent dans la barbarie d’un désert parce qu’ils
pensaient rencontrer Dieu, que les choses nous cachent et ils le surprirent
en effet dans le miroir de leur cœur purifié. Le pain devient autant son
corps radieux que son corps devient notre pain. Mystère d’abaissement plus
adorable, où le Christ ne s’accorde d’autre beauté que la rondeur d’une miche
ou la lueur d’un vin teinté de pourpre. Le Christ se fait pain. Qu’a-t-il
fait d’autre en sa vie terrestre, sinon réduire en froment un corps promis à
la meule et au feu de la passion[1] ? De tous les éléments épars dans
le monde, il a pris pour signes ceux qui se mêlent le plus intimement à nous,
jusqu’à se confondre à notre chair et notre sang. Grégoire De Nysse dit
admirablement que tout homme, en touchant le pain, peut répéter la parole du
Christ : ceci est mon corps, car ce le sera[2].
En se faisant pain, Jésus se fait nous-même. Inlassable humanité du Seigneur.
Lorsqu’à l’eucharistie, il s’incorpore à notre chair élémentaire, il continue
l’incarnation qu’il avait inaugurée, en prenant pour patrie un modeste
terroir de Galilée et en naissant d’une femme. Par sa maison puis par son
pain, il appartient éternellement à notre lignée, non pour s’y perdre, mais
pour élever chacun de nous à la singularité qui est sienne et que nous
communique son corps ressuscité. Bref, d’un petit morceau de pain, il fait
son évangile. Mais comment les siens
pouvaient ce mystère ? France
Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer
éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 39-47. Lire
dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet
Evangile par France Quéré. Cliquer ici |
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Un pain tombé du ciel |
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[1]
Les martyres avaient bien compris ce sacrifice, qui s’offraient semblablement à
la dent des fauves « pour être moulus » (Ignace d’Antioche) ou au
bûcher « comme un pain que l’on dore » (Polycarpe de Smyrne).
[2]
Cf. G. Martelet, Résurrection,
eucharistie et genèse de l’homme, Desclée, 1972, p. 193.