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Lazare |
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Lazare 1.
La
traduction 2.
La lecture 1. La traduction Un homme
tomba malade, Lazare, à Béthanie, le village de Marie et Marthe, ses sœurs.
C’est Marie qui avait parfumé de myrrhe le Seigneur, puis lui avait essuyé
les pieds de ses cheveux. Son frère donc était malade. * * * * * 2.
La
lecture Jésus s’acheminait lentement
vers la Judée quand un messager survint et lui remit une lettre. Les deux sœurs
qui l’avaient écrite, Marthe et Marie, lui annonçaient, sans un mot de plus,
la maladie de Lazare, son ami. Elles croyaient si ardemment en lui qu’elles
se bornaient à cette simple nouvelle. Pour la suite, il savait bien ce qu’il
aurait à faire, et elles s’étaient abstenues de le prier. A une demande si pudique, Jésus
ne prête apparemment qu’une attention distraite. Pour la première fois depuis
le début de ce ministère qui s’achève, il ne se précipite pas au chevet du
malade. Il attend deux jours, c’est assez pour que la mort, plus empressée
que lui, gobe Lazare. Pourquoi a-t-il retardé sa
venue, lui qui devait tout ensemble secourir une souffrance et honorer une
amitié ? Sans doute sait-il ce qu’il a à faire et fera. Ce sont les
disciples qui l’inquiètent : son départ imminent va laisser ce frêle
équipage sur l’eau agitée de ses frayeurs. Car les douze hommes eux aussi
voient la mort relever sa proue ; ils commencent à frémir, tirant Jésus
vers l’arrière : reste donc, Seigneur. Sauf un, Thomas, qui n’entend pas
quitter son maître, dût-il en périr[i],
ils se résolvent à contrecœur à ce voyage vers l’hostile Judée. N’y allons pas et vivons !
Allons-y et mourons ! Quelle que soit l’option, aucune ne brille par
l’espérance. Ce défaut commun à tous détermine Jésus à produire un signe
incomparable. Il faut préparer ces hommes
bientôt seuls à la mort qui sanctionnera apparemment l’échec de sa mission.
Suffirait-il à leur foi vacillante de se souvenir que le crucifié fut un
médecin habile et un orateur hors pair ? Non. Au rebord vertigineux où ils
arrivent, en surplomb sur leur
solitude et sur sa mort, ils ont
besoin de savoir qui est le Christ. Peu l’ont entrevu, dans la fulgurance
d’une intuition ou sur le mont Thabor, et ils s’en taisent. Maintenant tous
doivent le connaître, et c’est pour eux que Jésus va produire un signe, lui
qui n’en donne pas volontiers, afin de les équiper de foi et de courage
lorsqu’à leur ils traverseront la farouche étendue d’un désert. En
ressuscitant son ami, le Seigneur leur révèlera que sa puissance défie la
mort jusque dans les entrailles de la terre et que son amour rejoint l’homme
jusqu’en ce fond tragique où se désespère la finitude. C’est là, dans les
affres, qu’il plante son dernier signe. La petite troupe s’ébranle, et
curieusement, il ne sera plus fait mention des disciples autour desquels
pourtant la scène s’est organisée. Pourquoi ? Ils parleront plus tard.
Aujourd’hui ils sont témoins : tout yeux et tout oreilles, comme
nous ; confondus au lecteur, ils sont avec lui à la fois nulle part et
partout. Jésus marche donc vers un pays
plombé par le deuil, la ville en berne, la maison et sa pénombre, le sépulcre
et sa dalle. Il évite tout contact, parce que lui fait horreur, non la mort
elle-même, mais ce trépas abusif qui semble avoir mis toutes les âmes au
caveau. Il n’entre pas dans le bourg,
el ne visite pas, comme les Juifs, les deux sœurs recluses ; au tombeau,
il ne touche pas la pierre, et ne vient pas cueillir Lazare par la main,
ainsi qui jadis il relevait les gisants. Presque ostensiblement, il
reste du côté où il fait bon vivre, à l’air libre, sous l’azur du ciel, parmi
la légèreté du printemps. Il ranime Lazare de ce souffle de voix, avec lequel
Dieu au sixième jour infusa la vie dans les narines du premier homme. De lui
irradient lumière d’été, délivrance, jeunesse rebelle. Mais pourquoi Jésus
pleure-t-il ? Pleure-t-il, comme les Juifs le
pensent, son ami disparu. Mais il n’a pas empêché cette mort et a dit qu’elle
irait à la gloire de Dieu. Pleure-t-il à l’idée de s’enfoncer bientôt
lui-même dans ces ténèbres dont Lazare lui indique le porche ? Mais il
ne s’attardera pas dans le tombeau, il ne connaîtra jamais l’injure de la
corruption. Alors, pourquoi ces larmes ? Trois ans qu’il est là, avec
eux, et ils l’ont pu sur prendre quelques bribes de son grand secret ?
Ces esprits où, si patiemment, il jetait son grain éternel, comme ils croient
peu ! Sauf Marthe, frémissante d’audace[ii],
ils n’attendent rien de Jésus. Ils ne vont pas au-delà de l’« homme
remarquable » dont parle Renan. Trois fois retentit, poussé par les deux
sœurs et repris par les Juifs, le même cri d’impuissance : pourquoi ne
l’a-t-il pas guéri ? Maintenant c’est trop tard. Lazare a franchi le
seuil fatidique. La mort a gagné, toutes les nuques, moins une, s’inclinent
sous l’irrévocable décret. Même le miraculé semblera incrédule. Voyons le
sortir de la tombe, aveuglé et titubant, comme s’il hésitait à affronter une
lumière qui déjà lui est étrangère. Tout autour, les Juifs, que la
stupéfaction pétrifie. Il faut que Jésus les secoue eux aussi : Aidez-le
donc ! Déliez-le ! Jésus pleure, non pas que cette
mort évoque la sienne, mais au contraire, parce qu’en sa banalité, elle ne
l’évoque pas assez. Quel contraste entre eux deux ! Lazare meurt de
fatigue, Jésus donne sa vie par décision d’amour. Lazare commence dans la
tombe son obscur travail d’effacement. Jésus est élevé, par ceux qui
l’abattent, au faîte d’une croix qui le met tout debout et la mort lui donne
les gestes de l’éternelle bénédiction qu’elle devenue. Autour de Lazare monte
la plainte du deuil. Mais les meurtriers du Christ clameront sans le savoir[iii]
qu’il est le sauveur et le Fils. Lazare revient à la vie, toujours embarrassé
des insignes de finitude ; les bandelettes compriment encore le cœur qui
recommence à battre. Jésus laissera les linges pliés, s’élancera du tombeau
sans secours ni témoin, avec une légèreté de mouvement et une liberté de
présence qui se joueront désormais de tous les obstacles. Voilà le motif de ses larmes.
Il a repêché un homme du lac noir, mais il n’inaugure pas la victoire
définitive sur la mort, à qui cette résurrection ne soustrait, et pour peu de
temps, qu’une seule proie. Les hommes continueront à ployer sous le terrible
joug. Le Christ n’a pas encore pouvoir de déchirer le suaire de leur douleur
et les bandelettes de la mort, dont il ne tranchera le nœud gordien qu’au
dernier jour. Il frémit de pitié en songeant, au-delà de ces pauvres gens, à
tant d’autres visages défaits, tant de sanglots, tant de « mon
frère ! » criés par des suppliantes à la face hideuse de la mort.
Auront-ils la force, en cette austère attente, de garder leurs yeux au-dessus
des tombes, fixés sur le chemin étoilé du Royaume ? France
Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer
éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 69-76. Lire
dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet
Evangile par France Quéré. Cliquer ici |
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Lazare |
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[i]
Il est né jumeau et l’on dirait qu’il retrouve en Jésus ce double qui l’en rend
inséparable, au moins un temps.
[ii]
Je ne dis rien ici du surprenant Credo de Marthe, dont j’ai traité dans mon
livre Les femmes de l’Evangile, Le Seuil,
1982, p. 97-108.
[iii]
Sur ces professions de foi inconscientes, voir Les ennemis de Jésus, 1985, p.
101 et suiv.