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Devant Pilate |
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Devant Pilate 1.
La
traduction 2.
La lecture 1. La traduction L’aube
pâlissait lorsqu’ils menèrent Jésus de Chez Caïphe au prétoire. Mais pour
éviter l’impureté et pouvoir consommer la Pâque, ils n’en franchirent pas le seuil. * * * * * 2.
La
lecture L’interrogatoire juif a tourné
court. On traîne Jésus chez Pilate qui seul dispose de la peine capitale. Les
Judéens ne franchissent pas le seuil du prétoire, marquant ainsi par des
mobiles rituels la distance qu’a creusée entre eux et l’occupant romain la
rancœur d’un peuple humilié. Impossible de savoir le crime
d’un accusé qu’ils insultent au lieu de préciser son délit : fripouille,
et après ? Une instruction aussi bâclée donne une de la passion qui les
agite, et qui se trahit tout entière lorsque Pilate les prie de « juger
eux-mêmes cet homme ». Nous n’avons pas le droit,
répondent-ils, de mettre à mort. » On ne saurait mieux dire qu’il est
condamné avant tout examen. Juger ne les intéresse pas ; ils veulent
supprimer. Aussi n’y a-t-il de procès juif chez saint Jean. Les Judéens n’ont
besoin que de la sentence de Pilate. Ils se sont emportés autant que
le procurateur paraît distrait. Jésus comparaît entre la haine et
l’indifférence, et peut-on dire qu’il en est jamais sorti ? Dans un
bâillement, le magistrat pose la question de routine : Es-tu le roi des
Juifs ? De quoi d’autre en effet ces Juifs l’accuseraient-ils ?
Mais il ignore que le titre « roi des Juifs » prend des
significations différentes selon qu’il est proféré par une bouche romaine ou
juive. Si Pilate « parle de lui-même », il définit une royauté
politique, s’il répète le propos d’un Juif, il s’agit d’une royauté
messianique. Inconscient de cette polysémie, et froissé que l’accusé, lui
répondant par une question, ait l’aplomb d’intervertir les rôles, les
magistrats sèchement le remet à sa place. Qu’il s’explique. « Qu’as-tu
fait ? » Jugeant l’affaire sans importance, il est de surcroît
pressé d’en finir. Pour qui donc se prend
l’accusé, à se permettre des digressions, à user de grands mots qui
contrastent comiquement avec son frêle aspect : royauté, vérité ! Ce piètre individu n’a pas la
mine d’un roi humain, qui donc imaginerait que la vérité, c’est lui ? La
vérité est une essence pour les Grecs, une transcendance pour les Juifs, la
grandeur de l’Etat pour les Romains, mais qui dira, y compris chez les
chrétiens, qu’elle est cet homme livré aux hommes ? Qu’en un mot, la
vérité se confond avec son témoin ? Au moins Pilate est-il sûr de
son innocence. Puisqu’il n’en peut convaincre les Judéens par le
raisonnement, il tâte d’une autre méthode. Cet homme sans grandeur réelle,
l’unique sentiment qu’il mérite. Il fait donc sortir le « roi »
avec sa face tuméfiée, son accoutrement misérable. Seulement le magistrat s’est
trompé. Il a pensé fléchir les cœurs, il n’a pas prévu le sursaut
nationaliste qu’il provoque lui-même en exhibant ce pauvre roi : il
croit montrer un homme à la foule ; là sa propre image bafouée. Un tel
roi pour Israël ! Loin de la piété attendue,
cette vue exaspère la fureur d’un peuple tout entier blessé, et ils n’ont de
cesse que soit biffée l’insupportable humiliation de leurs yeux. Les soldats romains s’étaient
moqués du roi. Les Judéens haïssent plus véhémentement la marque ostensible
de leur ignominie. Même les valets, qui ne font pas de théologie, mais sont
mordus comme les autres par l’outrage politique, unissent leurs cris aux
clameurs des prêtres. Affligé d’une étrange cécité,
Pilate « ne voit pas la raison » de le tuer, alors qu’il la leur
fournit lui-même, et il regarde sans comprendre le pauvre hère toujours
debout… Entre
le magistrat toujours placide et les autres rugissants, entre la mort
demandée à grands cris et la grâce mollement
plaidée, le fossé s’élargit. Tout à
l’heure Pilate s’en était remis au hasard, je veux
dire la foule : Jésus ou Barnabas. Et le hasard avait
tranché. Mais la voix populaire ne suffit pas, si manifestement
aberrante. Que l’on produise des arguments forts. Les voici. Les
Judéens, jusqu’alors évasifs, énoncent le
crime en terme précis : « Il s’est fait
fils de Dieu. » Pourquoi la raison juive,
inepte aux yeux d’un Romain, jette-t-elle un frisson en Pilate ? Il revient
précipitamment auprès du Christ, l’interroge comme il ne l’a pas fait encore,
avec des accents qui laisse pressentir en cet homme un mystère qui avait
échappé au fonctionnaire indolent. Ici la personne est touchée à travers la
fonction. Sa question en tout cas n’est plus celle d’un qui juge : D’où
viens-tu ? Non pas d’un lieu, tu es galiléen ; mais d’un Père. De
qui es-tu le Fils ? Pilate marche à pas exaltés au bord de l’insondable
profondeur, et sa demande est celle d’un disciple qui, dans ce visage, scrute
déjà, à son insu, le propre reflet de Dieu. Il est clair qu’à ce moment-là,
la vie de Jésus dépend de la réponse qu’il fera à Pilate. S’il confesse son
origine, le Romain lui sauvera la vie. Impossible dire si le procurateur
n’éprouve alors pour Jésus que le respect qu’un latin éprouve pour les dieux
au point d’ouvrir son panthéon à tous les cultes étrangers ou s’il se sent
remué plus profondément par une transcendance à nulle autre pareille, et dont
sa religion ne l’a jamais instruit. En tout cas, le titre de Dieu ou de Fils
de Dieu qui perd Jésus auprès des Juifs le sauverait auprès de Pilate. Alors, pourquoi ce silence du
Christ qui réduit apparemment ses chances d’en réchapper ? Certes Jésus
a consenti à sa mort, il s’est soumis à Judas, puis à Annas et Caïphe,
et maintenant à Pilate, parce qu’il obéit à un invisible dessein. Mais son
silence ne s’identifie pas à un refus de répondre qu’a essuyé le grand
prêtre. Ce silence est une profession de lui-même. Si Jésus défie le pouvoir
de Pilate, c’est qu’il y, a plus haut que ce pouvoir ; s’il brave la
mort, c’est qu’il y a plus grand que la mort. Jésus, par son silence, répète
ce qu’il a tant dit à ses disciples : il retourne là d’où il est venu,
dans le sein du Père. Son silence professe l’impatience de sa filialité. Cependant, impressionné par la
grandeur d’âme, toute romaine, d’un captif qui méprise la mort, et par le
sous-entendu théologique qu’il entrevoit peut-être, Pilate est désormais
déterminé à le sauver. Outre qu’il n’est pas fautif, Jésus est admirable de
courage et quelque chose de plus qu’humain transparaît dans tout son être. Et sans doute Pilate
esquisse-t-il un geste de libération, pour qu’aussitôt les Judéens changeant
de tactique, lui jettent brutalement leurs insultes. On ne parle plus de
Christ : finalement, c’est la félonie toute supposée de Pilate qui
décidera de la mort de Jésus, sur le crime duquel ses juges n’ont pu
s’accorder. Les Judéens sont bien conscients qu’ils n’obtiendront rien de
Pilate de ce côté-là, soit qu’il reste dans son indifférence qui rend frivole
leur accusation, soit qu’il en sorte, au bénéfice d’une conviction naissante
qui le rend intraitable. Voilà pourquoi oubliant le Christ, ils se retournent
contre Pilate, dont le procès est rondement mené : mauvais fonctionnaire,
pour le dire traître à Rome, et il faut admirer que le magistrat ainsi mis en
cause, au point que sa place et peut-être sa vie en dépendent, résiste malgré
la calomnie, et tente encore, lui pourtant qui envoyait sans frémir tant de
rebelles à la croix, d’épargner celui-là. Néanmoins,
c’est perdu. Les Judéens ont glissé le couteau sous
la toge. Ils ne lâchent plus prise. Et d’ailleurs Pilate a
commencé à céder, en allant à
contrecœur s’asseoir à son tribunal. Encore un
effort et on y est. « Nous n’avons d’autre roi
que César. » César de leur
côté ; les bons Romains c’est eux. Et moi,
serai-je juif et dupe d’une secte ? C’en est trop : Pilate le
leur abandonne, avec cette brusquerie qu’impriment à nos actions des nerfs
surmenés. France Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean,
1987, Desclée de Brouwer éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris,
pages 101-108. Lire
dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet
Evangile par France Quéré. Cliquer ici |
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