|
Et il rendit l’esprit |
|
|
Et il rendit l’esprit 1.
La
traduction 2.
La lecture 1. La traduction Chargé de
sa croix, il s’achemina vers le lieu dit du Calvaire, en hébreu
Golgotha ; là, ils le crucifièrent et deux autres avec lui, l’un ici,
l’autre là, et Jésus au milieu. * * * * * 2.
La
lecture Ici à la différence des récits
synoptiques, Jésus meurt paisiblement, comme si, dans cet évangile, la mort
était un doux sommeil de la graine, où se préparent, invisibles, les moissons
de l’été. Aussi ne nous étonnons pas que l’agonie du Christ se déroule avec
cette lente, utile et presque végétale sérénité : Jésus expire dans
l’absence totale des signes. Dans le ciel, aucun éclair de colère, aucun
orage, aucune nuit, aucun voile déchiré. Sur la terre des rumeurs affaiblies.
Les ennemis qui s’agitaient au moment où l’on dressait la croix se sont
estompés. Quelques soldats se disputent une tunique sans s’occuper de Jésus,
et à leur tour s’évanouissent. Il ne demeure au pied de la croix que ceux que
le Christ aime le plus, leur stupeur, ils sont moins des personnes que des
présences, de simples cœurs qui battent. Rien, dans les sites et dans les
âmes, qui puisse troubler l’altière cérémonie de la mort. Jamais
les dieux ne meurent, et s’ils mouraient, ils ne choisiraient pas
de mourir si humainement. Sur la croix, Jésus porte en quelque
sorte son incarnation à son paroxysme. Il meurt comme
l’homme, par l’homme, pour l’homme, avec
l’homme et devant l’homme. Devant l’homme, parce que
plusieurs à ses pieds, regardent, écoutent, et deviennent
ses témoins et plus tard ses mémorialistes. Avec
l’homme, parce que deux malfaiteurs sont crucifiés
à ses côtés, l’un à droite,
l’autre à gauche. Pour l’homme, par e qu’en
cette mort, qui est suprême oblation, le Christ donne la vie
qu’on lui prend. Par l’homme, parce qu’il a subi la
persécution et le supplice. Comme l’homme, parce
qu’il meurt dans la soif et le cri, n’ayant pas
d’autre corps physique que le nôtre. Mourant si humainement, il nous
introduit à une expérience de la mort qu’il a dépouillé de son effroi, sinon
de sa douleur, et dont nous pouvons tirer une simple et grave leçon. « Tout est
achevé ! » Le mot n’enferme aucun désespoir. Il ne faut pas
l’entendre comme le déchirement d’une conscience pour toujours arrachée à ses
matins, à son enfance, à ses amours, au vert paradis de son village. L’ultime
parole du Christ ne doit rien au frisson qui empoigne le vivant à l’idée de
sa chute irréversible dans le néant. Qu’est-ce que finir ? Le
mot a deux versants, un d’effroi, un de sagesse. Au nord, les sombres forêts
de l’inconnu. Au sud, sur le flanc habité, le tracé familier d’une vie, ses
prairies, ses bosquets, ses chemins sinueux, parfois le sable d’un désert,
dont le mourant, s’il est lucide, a le privilège de contempler le paysage
total. Les Grecs répétaient que seule la mort donne à l’homme s’il avait été
heureux. Jésus partage cette notion d’une agonie livrant enfin la
connaissance plénière de ce que fut la vie. Celui qui meurt devient son
propre juge. Au moment où elle le dépossède de toute maîtrise historique, la
mort lui confère le pouvoir quasi divin de tout évaluer, de tout juger, en
lui donnant à contempler sa carrière entièrement déroulée. Cette puissance de l’ultime
réflexion dispense le Christ de l’opinion désabusée que l’on a coutume de
jeter autour des agonies, et dont l’Ecclésiaste se fait le chantre :
l’homme est un fétu, la vie une ombre. Tout disparaît et c’est comme si rien
n’avait été. Or le plus infime d’entre nous,
à qui s’identifie le Christ en croix, ne peut tenir pareil langage. Il laisse
une trace, si menue soit-elle ; une lignée humaine, un ouvrage, une
pensée semée dans quelque esprit. Modeste peut-être est le pipeau dont il a
joué, brève sa partie, mais celui-là aussi peut dire : tout est
consommé. Il a fait une œuvre, si peu
que ce soit. Et la mort devient sereine, lorsqu’elle pose son regard sur
le versant lumineux des travaux et des jours, avec le sillon tracé par chaque
homme. Parfois à peine l’empreinte d’un pas d’enfant se hâte sur la dune,
perdu pour les hommes, gardé par Dieu. Dire « tout est
achevé » renvoie par un paradoxe apparent, à l’effort et à l’effet de
l’effort. Je meurs et j’ose dire que j’ai un peu modifié le monde, qui
s’avance imperceptiblement vers plus d’harmonie. Je ne puis parler d’achèvement
que si ce que j’achève ouvre des possibles nouveaux, détermine un
commencement. La fin de mon œuvre coïncide avec l’inauguration d’autres
œuvres. Ce que nous vivons infimement,
le Christ l’éprouve dans la grandeur. Lui aussi jette les yeux sur ce qu’il
fit et ce qu’il fut. Lui aussi peut dire qu’il a fini, comme l’artisan range
ses outils, sa journée terminée. Mais son œuvre est plénitude,
elle embrasse la totalité du monde, dans la triple succession du temps, le
présent, le passé et l’avenir. Les trois péripéties qui accompagnent son
agonie s’en font l’expression symbolique. L’écriteau manifeste que l’Evangile
se propage dès ce jour dans le monde et que les hommes accordent au Christ le
titre messianique pour lequel on le fait mourir. L’épisode des soldats et du
vin aigre témoigne que les Ecritures sont réalisées. Le Christ donne sens au
passé, en vérifiant des prophéties, qui avant lui restaient en suspens, comme
il a donné sens au présent par l’écriture ineffaçable qui livre son identité
de roi. Enfin, en nouant un lien de
consanguinité entre Marie et Jean, « c’est ta mère », « c’est
ton fils », il plante pour les temps futurs sa vivante église, composée
d’hommes qui sont devenus les fils d’une femme par qui le Seigneur « fait
miséricorde à jamais ». Sa mort, loin de le soumettre à
la foi imprescriptible du temps, même si lui aussi a eu soif, en mourant, de
tout ce qu’il laissait de trop aimé, le sacre souverain dans l’immense
durée : du passé avec l’Ecriture réalisée, du présent avec son identité
proclamée, de l’avenir avec les hommes nouveaux. Ainsi meurt Jésus. France
Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer
éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 109-114. Lire
dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet
Evangile par France Quéré. Cliquer ici |
|
|
Et il rendit l’esprit |
|