Méditation sur Matthieu 16, 21-27
par Marion Muller-Colard, théologienne

 

 

in Réforme, n° 3573 du 28 août 2014

Si Jésus m’invite à « me renier moi-même et à porter ma croix »,
c’est à prendre comme une perspective de joie et de liberté

Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. » Je remâche ce verset scandaleux qui en fit trébucher plus d’un, dont moi-même. J’ai quelques difficultés avec la promotion de l’abnégation et du martyre. L’expérience semble montrer qu’elle est contre-productive : on nous a longtemps prêché l’apologie du sacrifice et du don de soi, et je ne vois pas de chrétiens plus dévoués en ces domaines que mon contemporain lambda. Nous sommes faits, animaux, pour résister précisément à notre déconfiture. Sur le plan physique comme sur le plan psychique, nous sommes naturellement véhéments à défendre notre bout de gras. Pour bonne part, nous avons besoin de cette véhémence et nous pouvons en rendre grâce à Dieu.

Il n’en demeure pas moins un parti pris absolu : une Parole d’Évangile est une porte de salut. Elle est donnée pour notre croissance. Si Jésus m’invite à « me renier moi-même et à porter ma croix », c’est à prendre comme une perspective de joie et de liberté.

Le sens jaillit à la jonction entre « se renier soi-même » et « prendre sa croix », dans l’interpénétration de ces deux conditions.

J’ai toujours compris la croix comme aboutissement du récit de la tentation. Par trois reprises et par trois biais différents, Jésus y renonce à la toute-puissance. Une toute-puissance qui lui aurait permis d’éviter la faim, la mort, la frustration. D’éviter, à l’autre bout de son ministère, la Croix. Prendre sa croix, c’est renoncer à la toute-puissance.

Me renier moi-même prend une tonalité particulière lorsque ce reniement est associé à l’injonction de porter ma croix. Je l’entends comme condition, en effet, à la vraie liberté et à la vraie joie : savoir ce que je suis et ce que je ne suis pas. Savoir ce que je peux et ce que je ne peux pas. Accepter que l’histoire s’écrit avec moi, mais non pas de ma main seule ; renoncer à l’illusion d’optique d’un esprit replié sur lui-même et qui s’accorde une importance démesurée. Georges Bataille écrivait, en avant-propos à L’expérience intérieure : « N’importe qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l’univers, […] de la même façon qu’il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la supporter. Mais qu’en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? » Alors, il nous reste à nous défaire de cette illusion de toute-puissance et d’immortalité. Et porter notre croix dans la confiance que n’être pas tout, aux yeux de Dieu, ne signifie pas n’être rien. Cela signifie participer, dans la continuité de l’Évangile, à la grande marche des hommes ouverts à la Rencontre. Cette Rencontre qui déplace notre vie de la répétition aveugle du destin vers la liberté.

Marion Muller-Colard

Prière

Renier en moi ce qui m’encombre d’illusions

devenir ce que je suis, être celle qui peut te suivre

Suivre avec toi le dépouillement heureux de ceux qui se connaissent eux-mêmes

et savent combien leur vie dépend de leurs rencontres

Porter ma croix, renoncer au vain combat

qui ferait de moi une reine, une immortelle

Avancer dans tes pas en connaissant le gain qu’il y a parfois à perdre

Perdre ma vie entre tes mains afin que tu lui donnes sa forme véritable

Renoncer avec toi à mon seul imaginaire qui ne sait que ressasser

le connu, le voulu, le contenu, le programmable

Et plonger dans le grand bain frais de l’imprévisible

où tu opères, chaque jour, de renversantes conversions

Marion Muller-Colard

in Réforme, n° 3573 du 28 août 2014

 

 

Méditation sur Matthieu 16, 21-27
par Marion Muller-Colard, théologienne