Titre de l’ouvrage : Les racines juives du christianisme

Auteur : Frédéric Manns

Edition : Presses de la Renaissances

Séquence 04 : pages 022 à 029

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Les sadducéens

S’il est un parti qui aimait le compromis, c’est bien celui des sadducéens, qui se recrutait dans l’aristocratie sacerdotale. Leur nom dérive du prêtre salomonien Sadoq, qu’ils considéraient comme l’ancêtre du sacerdoce. Ouverts à l’hellénisme, ils étaient héritiers de la dynastie asmonéenne. Déjà du temps de Jean Hyrcan (135 av. J.-C.), ils apparaissent comme un groupe politique organisé. Profitant de la disgrâce des pharisiens, ils intervinrent constamment dans la vie politique du pays. Lorsque la reine Alexandra Salomé se réconcilia avec les pharisiens, qui jouissaient de la faveur du peuple, les sadducéens perdirent leur

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influence sur les responsables politiques du pays.

A l’époque de Jésus, les sadducéens formaient un parti aristocratique attaché aux traditions du Temple. Le grand prêtre se recrutait dans leurs rangs, moyennant finance versée aux autorités romaines. Afin de rentrer dans ses frais, le grand prêtre mettait ses amis en place sous les portiques du Temple pour changer l’argent des pèlerins et pour vendre le menu bétail destiné aux sacrifices. Cette situation remontait à l’époque où Jason et Ménélas avaient acquis le sacerdoce au prix d’espèces sonnantes et trébuchantes versées aux Séleucides.

En ce qui concerne l’interprétation de la Torah, les sadducéens s’en tenaient à la Torah écrite. Ils refusaient la Torah orale des pharisiens, car il savait qu’elle était déduite par raisonnement du texte sacré. En d’autres termes, ils refusaient l’aggiornamento de la Torah prôné par les pharisiens. Peut-être leur refus de la Torah orale n’était-il rien d’autre qu’une protestation contre les scribes qui interprétaient les Ecritures et dont l’autorité grandissait chaque jour. Partisans de la Sola Scriptura, les sadducéens refusaient d’admettre comme obligatoires des croyances qui n’étaient pas explicitement révélées dans le Pentateuque. Ainsi, ils niaient l’immortalité de l’âme, l’existence des anges et la résurrection des corps. Gardiens de l’ordre sacré, ils avaient développé un code pénal très sévère, connu sous le nom de « livre des Décrets ». Les pharisiens instituèrent une fête spéciale pour commémorer l’abolition de ce code pénal.

Ces aristocrates avaient du mal à accepter la démocratisation de l’enseignement de la Torah commencée par les pharisiens. Donner trop d’importance aux laïcs, n’était-ce pas risquer pour les prêtres une perte

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d’influence ? C’est parmi eux que Jésus et les siens rencontreront des adversaires acharnés.

Les pharisiens

On s’accorde généralement à situer leur origine à l’époque des Maccabées. Un groupe de gens pieux fidèles à la Torah, des Hasidim, émerge durant cette période de crise. Lorsque le Temple fut purifié par Judas Maccabée, ils s’organisèrent en groupes d’amis (haberim) pour se stimuler dans l’observance de la Torah. L’accent mis unilatéralement sur l’actualisation de la Torah allait aboutir à en faire des séparés (peroushim en hébreu).

Zélés de la Torah, les pharisiens ne pouvaient tolérer que le mauvais exemple soit donné par les responsables politiques. Ils exigèrent de Jean Hyrcan qu’il renonce au sacerdoce suprême. La critique de l’autorité leur coûtera cher. Sous Alexandre Jannée, un conflit sanglant éclata. Des centaines d’entre eux furent crucifiés. D’autres s’exilèrent. Ce n’est que sous Alexandra Salomé que les pharisiens se réconcilièrent avec les autorités. En effet, Alexandra, étant une femme, ne pouvait prétendre aux charges du pontificat suprême.

L’amour des pharisiens pour la Torah se traduira concrètement par une science exégétique complexe qui devait permettre à tous les juifs de vivre la Torah. De là résulte le Midrash, qui n’est rien d’autre qu’un approfondissement de la Torah pour en dégager le sens spirituel. L’Ecriture ressemble en effet à un puits d’eau vive. Pour boire de cette eau, il faut creuser et s’appliquer. De plus, les pharisiens s’efforçaient de démocratiser l’enseignement de la Torah. Tous devaient pouvoir se désaltérer


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à l’eau vive de la Torah. On comprend sans peine le respect et l’admiration des petites gens pour les pharisiens.

L’étude de la Torah devait être accompagnée d’une vie en conformité avec la parole étudiée. Les œuvres de charité –partager le pain avec l’affamé, vêtir ceux qui sont nus, visiter les malades, ensevelir les morts, assister aux mariages- tenaient une grande place dans leur vie quotidienne. Elles étaient perçues comme imitation de Dieu. En effet, c’est Dieu qui avait donné à manger à son peuple au désert, qui avait visité Abraham lorsqu’il souffrait des douleurs de la circoncision et qui avait enseveli Moïse. L’imitation de Dieu était le grand idéal religieux.

Les pharisiens, qui entretenaient une vive espérance messianique dans le peuple, présentait le Messie comme le Fils de David qui viendrait purifier Jérusalem et instaurer le règne de Dieu.

Instaurer le règne de Dieu signifiait pour certains chasser l’occupant romain de la Terre sainte. Hérode le Grand avait pacifié le pays. Les travaux qu’il avait entrepris procuraient des moyens de subsistance au peuple. Après sa mort, la révolte gronda en Galilée. Un certain Judas le Galiléen s’empara de l’arsenal de Séphoris avec ses partisans. Il mena diverses actions militaires en Galilée. Lors de recensement entrepris par les Romains, en l’an 6, Judas passa à l’action avec un ami pharisien. Il incita les juifs à la révolte, car il ne convenait pas de payer le tribut aux Romains. Accepter la domination étrangère signifiait rejeter la royauté de Dieu sur Israël.

A sa mort, ses partisans continuèrent son œuvre de résistance. Deux de ses frères furent crucifiés par le procurateur Tibère Alexandre. Un autre, nommé Menahem,


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s’illustrera lors de l’insurrection de 66. Un descendant de la famille, Eléazar, commandait la forteresse de Massada lors de l’assaut donné par les Romains en 73.

Les pharisiens savaient que Dieu est miséricordieux et qu’il pardonne à ceux qui se convertissent. Mais pour les gardiens de la Torah au temps de Jésus, le pardon devait se mériter par l’obéissance à la Loi. Le chemin de la Torah était le seul chemin de la vie et le préalable au pardon. C’est dans la théologie des pharisiens que s’enracine le christianisme. Ce fut le pharisien Gamaliel qui prendra la défense des premiers chrétiens en rappelant que, si cette doctrine venait de Dieu, il était inutile de la combattre. Ce fut son disciple, le pharisien Saül, qui contribuera à élaborer la théologie chrétienne en relisant la vie de Jésus à la lumière des Ecritures.

Les esséniens

Connus par des sources littéraires antérieures à la découverte des rouleaux de la mer Morte, en 1947, les esséniens constituaient une secte séparatiste et se présentaient comme des idéologues. Leur dualisme intransigeant –le monde est divisé en fils de lumière et en fils des ténèbres, suivant qu’on appartient à l’esprit des ténèbres ou de la lumière- constituait leur grandeur et leur faiblesse. Ces fanatiques de la pensée n’hésitaient pas à payer de leur personne. Leur vie spartiate suscitait l’admiration de beaucoup de juifs.

Leur doctrine principale se résume dans une double prédestination : Dieu a créé les justes et les pécheurs, les fils des ténèbres et les fils de la lumière. Il était logique que les esséniens se situent parmi les fils de la


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lumière. Cela se traduisait concrètement par une sainte haine de ceux qui appartenaient au règne des ténèbres. Bien plus, pour éviter une contamination avec les fils des ténèbres, il fallait s’abstenir de tout contact avec eux. La communion des biens et l’indépendance économique de la communauté devaient permettre la réalisation de cet idéal.

De leur théologie de la prédestination, les esséniens ont développé une théologie de l’élection par la grâce divine. La pauvreté deviendra pour eux une valeur spirituelle. Ils n’hésiteront pas à s’appeler les « pauvres en esprit ».

C’est sous la conduite du maître de justice que la communauté se regroupe. Le Document de Damas, découvert dans la Geniza du Caire au début du XXème siècle, évoque ainsi les débuts de la communauté : « Trois cent quatre-vingt dix ans après qu’Israël eut été livré aux mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone, Dieu les a visités et fit pousser pour eux un plant pour qu’il hérite de sa terre. Ils ont alors reconnu leurs fautes mais, durant vingt ans, tels des aveugles, ils cherchaient à tâtons leur chemin. Dieu leur suscita alors un maître de justice pour les diriger dans la voie de son cœur, car ils le recherchaient de tout leur cœur. »

La Règle de la communauté découverte dans les grottes du désert de Juda laisse supposer que le maître de justice a entraîné ses adeptes dans le désert afin de s’y consacrer à l’approfondissement de la connaissance et de la pratique de la Torah.

L’ennemi juré du maître du justice était le prêtre impie. Mais, au milieu de la détresse, il sut garder une confiance inébranlable en Dieu. L’approfondissement de la Torah lui valut un don de connaissance qu’il transmit


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aux membres de son groupe. L’étude de la Torah allait entraîner une organisation et une structuration de la vie communautaire.

Comme le peuple élu, la communauté des esséniens se composait de prêtres, de lévites et de laïcs. Conformément au plan de Dieu, chacun recevait un poste de service. La Règle prévoyait des assemblées générales auxquelles tous devaient participer suivant l’ordre des préséances.

Les prêtres, fils d’Aaron, avaient le commandement en matière de droit et de biens, et c’est selon leur avis que s’organisaient les divers groupes de la communauté. Ils avaient la préséance sur les lévites et tous les autres membres. Le conseil suprême de la communauté était composé de douze laïcs et de trois prêtres. Il devait se prononcer sur les problèmes doctrinaux et spirituels.

Les pratiques communautaires comprenaient les repas, la prière, les réunions et les purifications. Les repas revêtaient un caractère sacré. Seuls les membres définitivement engagés avaient part à la table commune. Ceux qui purgeaient une longue peine en étaient exclus. La prière transformait ces repas en véritables liturgies.

Les purifications exigées par la Torah étaient strictement exécutées. Grâce aux bains rituels découverts dans les fouilles, il est possible de se faire une idée de leur importance et de leur signification. Il fallait s’immerger entièrement dans l’eau et avoir le cœur suffisamment pur pour que les bains puissent être efficaces, sinon l’homme impur souillait l’eau au lieu d’être purifié par elle.

La liturgie d’entrée dans la communauté est longuement décrite au début de la Règle de la communauté. Elle se déroulait en présence de tous les membres et comportait


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l’engagement de se convertir à la Torah de Dieu et de s’éloigner de toute perversité.

Durant la première année, le novice gardait ses biens et ne participait ni aux purifications communautaires ni à certains repas. A l’expiration de la seconde année, il était définitivement admis au sein du groupe.

La réflexion de la communauté sur la venue du Messie semble avoir évolué au cours de l’histoire en fonction des évènements vécus en Israël.

A l’époque asmonéenne, la communauté attendait un messie sacerdotal et un messie politique. Sa règle exigeait que les membres se comportent selon telle ou telle prescription jusqu’à la venue du prophète et des messies d’Aaron et d’Israël. On a l’impression que trois personnages ont un rôle spécial à jouer. Peut-être y a-t-il là une réaction contre les Asmonéens qui se réservaient les fonctions politiques et religieuses.

Le Document de Damas, rédigé plus tard, contient l’attente d’un seul messie, tout en accordant la prééminence à sa fonction sacerdotale.

D’autres textes de l’époque hérodienne font preuve d’une nouvelle orientation de la réflexion messianique. C’est un fils de David qu’on attendait comme messie, conformément à la pensée des pharisiens exprimée dans les Psaumes de Salomon. Mais ce messie, qui devait être également roi, serait entouré de prêtres ou accompagné d’un sage sachant scruter la Torah, auprès desquels il prendrait ses décisions.

La nouveauté de Jésus est de parier sur une grâce qui ne s’adosse pas à la Torah et ne prend pas appui sur elle. Non que Jésus rejette la Torah mais, pour lui, elle n’est ni première ni souveraine. Ce qui est premier, c’est l’amour au cœur de Dieu qui ne fait qu’un avec son mystère.

 

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