Déjouer la politique de la peur

 

 

Le Monde du 4 septembre 2010, chronique Le livre du jour

Architecte et philosophe, Paul Virilio est un enfant de la guerre. Pendant l'été 1940, il vécut à Nantes la débâcle de son pays en un éclair. Un matin, les informations indiquèrent que les Allemands étaient à Orléans. A midi, ils paradaient dans sa ville. La guerre qui opposait les belligérants lors d'interminables conflits n'était qu'un lointain souvenir.

Cette fulgurante occupation fut pour les hommes de sa génération une sidération. Et devint pour lui une constante préoccupation. Il ne cessa de chercher à comprendre cette " insécurité du territoire " qui articule politique et vitesse au cours de notre histoire. Depuis la " guerre éclair " (blitzkrieg), la peur ferait partie des données immédiates de notre conscience, explique-t-il dans un livre d'entretien avec Bertrand Richard. Autrefois circonscrite aux épidémies ou aux conflits, elle serait devenue notre environnement quotidien dans un monde saturé d'événements, de virus, de phobies, de prises d'otage, de paniques ou de suicides en série.

La peur a certes toujours existé, mais la voici aujourd'hui administrée, orchestrée, politisée. Ce sentiment est dû à une hypermodernité qui abolit les distances, pollue l'espace et plonge les sujets connectés à l'actualité dans un live permanent. Nous ne vivons pas la fin de l'histoire, mais la " fin de la géographie ", assure-t-il.

Et à l'ancienne utopie collectiviste a succédé un " communisme des affects " qui synchronise les émotions de milliers d'individus réunis virtuellement devant leur écran pour assister aux attentats terroristes ou aux éclats sportifs en temps réel. Mais ce monde du mouvement permanent est aussi celui des communautarismes et du repli sur soi, effets collatéraux d'un monde rendu inhabitable par cette constante compression du temps.

Certaines analogies susciteront quelques allergies. Le rapport entre la rapidité de la blitzkrieg et l'ubiquité des nouvelles technologies de l'information et de la communication paraîtra aux yeux de certains comme un abus de langage. D'autres seront sceptiques devant une pensée qui semblerait nostalgique d'un monde d'hier rythmé par les saisons et les moissons.

Pourtant, Paul Virilio refuse le catastrophisme comme le rétropédalage. Et pense simplement, comme la philosophe Hannah Arendt, que " la terreur est l'accomplissement de la loi du mouvement ". A la suite de la richesse, la vitesse, que les technologies accélèrent sans cesse, est donc pour lui la nouvelle économie politique à penser dans nos sociétés numérisées.

Car ce n'est pas l'histoire qui accélère, comme l'évolution rapide des techniques pourrait le laisser croire (où l'on passe du cheval au chemin de fer, puis du train à l'avion), mais bien le réel qui s'emballe à tel point qu'il sidère l'esprit humain, incapable de s'orienter dans ce changement permanent.

Chrétien convaincu, notamment parce que le christianisme s'oppose à cette tyrannie de l'immédiateté et à une certaine démiurgie technoscientifique, Paul Virilio considère même que notre début de XXIe siècle serait placé sous le signe des mythes bibliques : la chute des Twin Towers (Babel), les tsunamis (le Déluge) ou les réfugiés climatiques (l'Exode).

Intellectuel " révélationnaire " et non plus révolutionnaire, il souhaite révéler les dégâts de cette vie accélérée sans prétendre élaborer un programme ou délivrer de sésame. Tout juste suggère-t-il de créer un " ministère du temps " ainsi qu'une " université du désastre " qui permettrait de l'étudier afin de mieux le conjurer.

Nicolas Truong

L'Administration de la peur

Paul Virilio

Textuel, 94 pages, 12 euros

 

 

Le Monde du 4 septembre 2010, chronique Le livre du jour

Déjouer la politique de la peur