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  d’une exigence : plafonner les revenus |  | 
|  | LEMONDE DIPLOMATIQUE de Février 2012 Renaissance
  d’une exigence : plafonner les revenus Si la pauvreté
  soulève une indignation unanime - il faudrait la combattre pour rendre
  le monde plus juste -, la fortune est plus rarement perçue comme un
  problème. Mais, avec la tempête financière, le lien entre l'une et l'autre
  refait surface. En même temps qu'une idée née aux Etats-Unis il y a plus d'un
  siècle : limiter les revenus des plus riches. * *
  * Au nombre des
  revendications portées par les militants du mouvement « Occuper Wall Street », il en est
  une qui plonge profondément ses racines dans l'histoire des Etats-Unis:
  l'instauration d'un plafond pour les hauts revenus. Depuis l'époque dorée de
  l'après-guerre civile américaine, les grandes mobilisations en faveur de la
  justice économique ont toujours énoncé cette demande, aujourd'hui appelée
  « salaire maximum ». Cette formule n'englobe pas seulement les
  salaires, mais la totalité des revenus annuels ; elle permet de créer un
  lien de familiarité avec la notion de « salaire minimum ». C'est le
  philosophe Félix Adler - surtout connu pour avoir fondé et présidé, au début
  du XXème siècle, le National Child Labor Committee qui, le premier, a porté cette
  revendication. Selon lui, l'exploitation des travailleurs, jeunes et vieux,
  génère d'immenses fortunes privées qui exercent une «influence corruptrice
  sur la vie politique américaine. Pour limiter celle-ci, il propose de mettre
  en œuvre une fiscalité très fortement progressive pouvant atteindre, au-delà d'un
  certain seuil, 100% d'imposition. Ce taux laisserait à l'individu « tout ce qui peut vraiment servir à
  l'accomplissement d'une vie humaine » et lui arracherait « ce qui est destiné à l'apparat, à la
  fierté, au pouvoir » (1). Si le New York
  Times a donné à l'appel d'Adler une large audience, la notion de « salaire
  maximum » n'·a pas connu de traduction législative avant le premier
  conflit mondial. Afin de financer l'effort de guerre, les progressistes
  proposent alors de taxer à hauteur de 100% les revenus
  supérieurs à 100 000 dollars (soit 2,2 millions de dollars en 2010). Le
  groupe qui soutient cette mesure, l'American
  Committee on War Finance, rassemble deux mille volontaires à travers le
  pays. Il publie dans les journaux des coupons
  détachables que les lecteurs peuvent signer, s'engageant ainsi à « œuvrer
  pour la promulgation rapide d'une loi » sur la limitation des
  revenus : une « conscription de la richesse », selon
  les mots du comité. « Si l'Etat a le droit de confisquer la vie d'un
  homme pour satisfaire à l'intérêt général, alors il doit
  certainement pouvoir réquisitionner la fortune de quelqu'un pour les mêmes
  raisons », déclare son président, l'avocat Amos
  Pinchot, devant le Congrès, avant de souligner que 2% des
  Américains détiennent 65% de l'ensemble des richesses du pays. « Les
  Etats-Unis, pas plus qu'aucun autre pays, ne peuvent conduire une guerre qui
  sert à la fois les intérêts des ploutocrates et ceux de la démocratie. Si la
  guerre sert Dieu, elle ne peut pas servir Mammon (2) », conclut-il.
  Pinchot et ses camarades progressistes n'ont pas
  obtenu gain de cause, mais leur campagne a profondément modifié la fiscalité
  nationale : le taux supérieur d'imposition sur les revenus dépassant le
  million de dollars passe de 7% en 1914 à 77% en
  1918.  La « peur
  rouge » qui suit la première guerre mondiale (3) anéantit les espoirs
  d'une Amérique plus égalitaire. De retour au pouvoir, la droite refait des
  Etats-Unis une nation accueillante pour les plus fortunés. On assiste, durant
  les années 1920, à un processus rapide de concentration de la richesse. Au
  Congrès, démocrates et républicains se battent pour obtenir une diminution
  des taxes sur les hauts revenus. En 1925, le taux d'imposition maximum est de
  25%. Mais la crise de
  1929, qui mène l'économie au bord de l’effondrement, change à nouveau la
  donne. En 1933, un quart des travailleurs américains sont sans emploi. La
  revendication d'un plafond des revenus réapparaît. En Louisiane, Huey P. Long,
  jeune sénateur flamboyant, lance le mouvement Partageons notre richesse, qui essaimera à travers le pays. II
  propose l'instauration d'un plafond à 1 million de dollars pour les revenus
  annuels individuels - ce qui représenterait plus de 15 millions de dollars en
  2010 - et de 8 millions de dollars pour le patrimoine.  En juin 1935, le
  président Franklin D. Roosevelt scandalise l'Amérique fortunée en annonçant
  son intention de « faire payer les riches » pour résoudre la crise.
  Il crée alors une taxe de 79% sur les revenus supérieurs à 5 millions de
  dollars (environ 78 millions de dollars en 2010). Cette décision- et
  l'assassinat de Long, en août 1935 - éloigne pour un temps l'idée de revenu
  maximum. Mais celle-ci resurgit en avril 1942. Roosevelt, inspiré par
  plusieurs syndicats, propose de créer un revenu maximum en temps de guerre,
  fixe à 25 000 dollars par an (environ 350 000 dollars en 2010). A défaut
  d'aller si loin, en 1944, le Congrès fixe le taux d'imposition des revenus
  supérieurs à 200 000 dollars a un niveau inégalé : 94%. Au cours des deux
  décennies suivantes - une période de grande prospérité pour la classe moyenne
  américaine -, le taux d'imposition supérieur tourne autour de 90%, avant de
  tomber à moins de 70% pendant la présidence de Lyndon Johnson (novembre 1963
  -janvier 1969). Sous Ronald Reagan, ce taux fond encore, pour atteindre 50%
  en 1981, puis 28 % en 1988. Aujourd'hui, il s'élève à 35%. C'est déjà trop,
  selon certains. Mais, heureusement pour les plus riches, la majeure partie
  des revenus qu'ils déclarent provient des gains du capital, des profits
  réalisés grâce à l'achat et à la vente d'actions, d'obligations et d'autres
  actifs, lesquels ne sont taxés qu'à hauteur de 15%. Une statistique résume
  cette évolution : en 2008, les quatre cents contribuables les plus
  fortunés ont empoché 270,5 millions de dollars chacun et payé 18,1% d’impôt à
  l'Etat fédéral ; en 1955, ils avaient gagné 13,3 millions de dollars (en
  dollars constants, compte tenu de l'inflation) et payé 51,2% d'impôts. Le débat s'est
  déplacé. Aujourd'hui, les héritiers d'Adler, Pinchot et Long se focalisent
  sur les entreprises plutôt que sur les individus. Selon eux, les différents
  échelons du pouvoir (local, d'Etat, fédéral) devraient tirer profit du fait
  que les entreprises privées reçoivent de l'argent public - sous la forme de
  commandes de l'Etat, de' subventions au « développement
  économique » ou d'avantages fiscaux - pour exiger d'elles de nouvelles
  politiques salariales. Aucun dollar provenant des impôts ne devrait aller
  dans les caisses d'entreprises qui paient leurs dirigeants dix, vingt, voire
  cinquante fois plus que leurs salariés (4). « L'Etat fédéral refuse actuellement de signer des contrats avec les
  entreprises qui ont des pratiques de recrutement racistes ou sexiste. Le même
  principe pourrait être invoqué pour refuser des contrats à celles qui, par
  les salaires exorbitants de leurs dirigeants, augmentent les inégalités
  économiques de la nation (5) », estime un rapport de l'Institut for Policy Studies. Le but
  ultime ? Un vrai salaire maximum, indexé sur le salaire minimum, qui
  prendrait la forme d'une fiscalité fortement progressive, ainsi qu'Adler l'a
  proposé il y a un siècle. Le maximum serait défini comme un
  multiple du minimum et tout revenu supérieur à dix ou vingt cinq fois ce
  minimum serait frappé d'un impôt de 100%. Cette disposition encouragerait et nourrirait presque
  immédiatement une forme d'économie solidaire. Pour la première fois, les plus
  riches auraient un intérêt personnel et direct au bien-être
  des moins riches. Avant le mouvement
  Occuper Wall Street, une telle
  perspective s'apparentait à un fantasme politique. Plus maintenant !
  Signe des temps : deux éminents universitaires américains, l'un juriste
  à Yale et l'autre économiste à Berkeley, viennent de publier dans le New York Times un plaidoyer convaincant
  pour une réforme fiscale qui limiterait le revenu moyen des 1% d'Américains
  les plus riches à trente-six fois le revenu médian (6). Nous considérons
  aujourd'hui le salaire minimum comme un acquis social. Pourquoi pas le
  salaire maximum ? Sam Pizzigati (1)   Felix Adler, « Proposing a system of graded taxation », The New York Times, 9 February 1880. (2)    The Public, New York, 28
  September 1917. (3)   Soit 1es années ·1919.1920, marquées par un fort sentiment
  anticommuniste. (4)    Les principaux
  patrons américains gagnent actuellement trois cent vingt-cinq fois plus que
  le salaire hebdomadaire moyen. (5)   « Executive
  excess 2007: The staggering social cost of U.S. business leadership. 14th
  annual CEO compensation survey », Institute
  for Policy Studies, Washington, DC, 29 August 2007. (6)   lao Ayres et
  Aaron S. Edlin, « Don’t tax the rich. Tax inequality itself », The New York Times, 18 December 2011. LEMONDE DIPLOMATIQUE de Février 2012 |  | 
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