Au commencement la parole

 

 

Au commencement la parole
Jean 1,1-14

1.    La traduction

2.    La lecture

1.   La traduction

Au commencement était la parole, et la parole était auprès de Dieu et la parole était Dieu.
Elle était au commencement auprès de Dieu.
Tout existe par elle, et rien sans elle n’existerait de ce qui existe.
En elle la vie et la vie était la lumière des hommes.
Et la lumière fuse dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée.
Parut un homme, envoyé de Dieu. Son nom, Jean.
Il vint en témoin et il annonçait la lumière afin qu’à sa voix tous les hommes croient.
Il n’était pas la lumière, mais le témoin de la lumière.
La parole était la véritable lumière qui en venant dans le monde, éclaire tout homme.
Elle était dans le monde et le monde a existé par elle et le monde ne l’a pas reconnue.
Elle est venue en sa demeure et les siens l’ont rejetée.
Mais tous ceux qui l’ont reçue et qui chérissent son nom, elle les a faits libres d’être enfants de Dieu.
Elle n’est pas née du sang, ni d’un spasme de char ni d’un vouloir d’homme, elle est sortie de Dieu.
Et la parole s’est faite chair et elle s’est implantée parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, la gloire que le Père répand sur son fils unique, tout entier grâce et vérité.

* * * * *

2.   La lecture

Au commencement, disent les savants, étaient, en de ça des étoiles, les falaises de la nuit, et il arriva qu’un galet se fracasse, se disperse, et aujourd’hui encore il continue sa fuite. Sa poussière a fait le jour et l’ombre, les mondes et leurs cales pleines, où la Ronde de Nuit, l’Art de la Fugue, et cet éternel « Qui suis-je ? » dont d’orne tout front d’homme, jettent leur surprenante lueur.

Jeux croisés d’un hasard et d’un système : ainsi en décrète la science.

Mais voici une autre version des faits : « Au commencement était la parole. » Dans l’effrayant silence, dans cette nuit et cet envol de poussières, une parole ! Le commencement est dit ! Quelqu’un est là, car seul quelqu’un parle. Et il n’est pas seul puisqu’il parle. Déjà avec nous. La voix lance des noms et sème l’esprit.

Toute la foi s’inclut en trois mots : « Au commencement était la parole. » Ainsi l’abîme était un berceau, l’émeute dans le vide, un clin d’œil jusqu’à nous. Sous la voix de Dieu, les cieux non séparés annonçaient un jardin. Et la parole inaugure l’œuvre des sept jours puis la couronne. Au premier, elle invente l’aurore. Au dernier, elle bénit l’homme et la femme.

Science et foi se mettent-elles en contradiction ? Parole ici, là aveugle explosion de débris ? Allons donc ! Que dit la science qui effare l’homme de foi ? Elle a nié le verbe originel mais lui reprend cet usage de parole sans laquelle elle ne saurait dire que le monde est muet donc ne l’est pas. Car la science qui nie le langage originel est tout entière langage ; elle déroule son discours solennel, avec ses galaxies, ses courses d’électrons, ses années-lumière, ses principes, le ciel dont elle a fait un dictionnaire, et ce Big-Bang qui retentit comme une volée de cloches dans la nuit éternelle. Elle aussi écrit dans le livre immense de la culture.

Elle a beau s’en moquer, elle n’a pas rompu avec le temps de l’ignorance, où l’homme se racontait des histoires –ainsi en juge-t-elle- et elle n’a fait que reprendre le relais des prophéties, des hymnes, des législations qui exprimaient non moins qu’aujourd’hui la passion de l’homme à se connaître, se comprendre et se placer dans l’univers. En dépit de leurs expressions antagonistes, science et croyances entrecroisent leurs légendes, confondent leurs fidélités et nouent dans une gerbe inoubliable toutes les moissons de l’esprit.

Mais d’interrogation en interrogation, notre inquiétude vient buter sur un seuil interdit. Parvenue au rebord infini, toute parole s’arrête, pour laisser gronder en contrebas la grande rumeur des origines. Les langages étaient différents, mais quelle communion entre les silences ! Le prophète se tait de Dieu et du mystère de Son Verbe, le savant n’a plus mots ni syllabes pour dire les temps d’avant les temps.

Rien ne perce du farouche et grand secret que l’univers oppose à l’intelligence. Le savent et le prophète, le contemporain et l’archaïque mêlent leurs impuissances et tournent vers Dieu la même face voilée.

Dans son émoi, saint Jean oublie de déplier la longue chaîne des générations qui nouent les mains des pères et des fils et des pères et des fils… Ces patiences terrestres sont inutiles sans doute : qu’importent les généalogies qui, chez Luc et Matthieu, montent et descendent l’échelle des âges ?

Ici, la voix immense des origines crie dans les steppes du temps et met en branle la caravane humaine.

Nous sommes donc les enfants de la haute parole derrière nous et son souffle nous soulève jusqu’au vertige.

Et que de fois nous guettons dans les aveux des hommes le grand souffle vivant qui sortit de la bouche de Dieu ! Ce qu’il y a de plus beau en nous, c’est ce verbe désormais muet, dont nous cherchons l’écho sur des lèvres aimées ou dans les expressions véhémentes de l’art.

La parole était Dieu. Maintenant elle est nous, et nous sommes livrés à la meute des sons, aux dispersions de nos langues, aux désaccords de nos pensées. Il faut nous pardonner si nous sommes indignes de cette lyre immense que Dieu toucha le premier. Nous usons des mots à notre gré, libres d’en jouer, de les mettre en musique, en couleurs et en vers, de délirer, menacer, supplier, soupirer, dire des sottises. A cette parole qui s’est faite notre humble chair, il reste cependant quelque chose de la puissante voix qui remua les profondeurs du monde : nous parlons chacun avec un accent unique, inimitable, et ces secrets mille fois dits, nous les murmurons comme si personne avant nous ne les avait percés. Et qui aime entend monter de son cœur le premier chant d’amour, et qui souffre, la douleur lui arrache les cris de tous, mais eux aussi retentissent comme si jamais n’avait été déchiré le silence.

Nous sommes des initiateurs, et avec des sentiments usés, des mots ressassés et des banales expériences, nous composons d’étonnants poèmes, et notre voix hésite, comme si elle explorait les ressources inconnues du langage. Nous aussi avons part à cette suprême nouveauté : nous parlons au commencement. Au commencement est notre verbe.

 

France Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 9-13.

Lire dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet Evangile par France Quéré. Cliquer ici.

 

 

 

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