Un pain tombé du ciel

 

 

Un pain tombé du ciel
Jean 6,26-71 ; 7,32 et 37-39

1.    La traduction

2.    La lecture

1.   La traduction

Jésus leur dit : vraiment, vraiment, je vous le dis, vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez consommé de mon pain et vous êtes rassasiés.
Travaillez, non pour vos périssables nourritures, mais pour celle qui ne vous manquera jamais : le fils de l’homme, marqué du sceau du divin de mon Père, vous la donnera.
Ils lui demandèrent : Que faut-il faire pour entrer dans l’œuvre de Dieu ?
Jésus leur répondit : vous entrerez dans l’œuvre de Dieu en donnant votre adhésion à celui qu’il a envoyé.
Ils reprirent : Mais toi, quel miracle mettras-tu sous nos yeux, pour nous aider à croire ? Et que fais-tu de si extraordinaire ? Nos pères ont mangé la manne dans le désert, ainsi qu’il est écrit : « Il leur a donné un pain venu d’ailleurs ».
Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, Moïse ne vous a pas donné ce pain que n’ont pas pétri des mains d’hommes. Mon père vous le donne, un pain vrai et plus beau que tous les pains de la terre. Car le pain de Dieu vient d’en haut et il donne la vie au monde.
alors ils l’implorèrent : Seigneur, donne-le-nous, inlassablement, ce pain sublime !
Jésus leur déclara : C’est moi, le pain vivant. Qui vient à moi n’aura plus faim ; qui croit en moi, jamais plus n’aura soif. Mais je vous le répète : vous m’avez vu et vous doutez encore ! tout ce que le Père me donne viendra à moi, et jamais je ne refoulerai celui qui se joindra à moi.
Je ne suis venu de si loin que pour accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé. La mienne n’est rien. Or la volonté de celui qui m’a envoyé, est que je ne perde rien de ce qu’il m’a confié, mais que je le ressuscite au dernier jour. La volonté de mon Père est que quiconque voit le fils et croit en lui jouisse de la vie éternelle et qu’au dernier jour, je le mette debout. Les Judéens maugréaient, parce avait dit : « Je suis un pain tombé du ciel », et ils disaient : N’est-ce pas là Jésus, le fils de Joseph ? nous connaissons son père et sa mère ! Comment ose-t-il dire qu’il tombe du ciel ?
Jésus leur répondit : Assez de vos murmures ! nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire. Et moi je le ressusciterai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : « tous seront instruits par dieu. » Quiconque entend le Père et reçois son message, devient l’un des miens. Cependant, nul n’a vu le Père, sauf celui qui en vient, et celui-là, oui, l’a vu. Je vous le dis pour de vrai : si vous avez la foi, vous êtes maîtres de l’éternité. Je suis le pain qui fait vivre. Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts. Mais tel est ce pain suprême, que celui qui s’en nourrit échappe à la mort.
Je suis le pain vivant qui n’est pas l’œuvre des hommes. Qui se nourrit de lui vivra sans fin. Or ce pain que je lui donnerai est ma chair et le monde vivra. Les Judéens hésitaient : Comment peut-il donner sa chair à manger ?
Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du fils de l’homme et ne buvez son sang, la vie n’est pas en vous. Ma chair est vraie nourriture, mon sang étanche toute soif. Qui mange ma chair et boit mon sang fait sa demeure en moi et je fais la mienne en lui. Comme le père vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui se nourrit de moi vivra par moi.
Tel est le pain qui n’est pas l’œuvre des hommes. Il n’est en rien cette manne dont ont mangée nos pères et ils sont mort. Quiconque mange ce pain vivra toujours.
Ainsi parla Jésus, enseignant en pleine synagogue, à Capharnaüm.
Beaucoup de ses disciples qui l’avaient entendu regimbaient : ce discours est raide, qui peut l’accepter ?
Jésus qui savait au plus secret de lui qu’il faisait des mécontents parmi ses disciples, leur dit : Cela vous scandalise-t-il ! Mais qu’en sera-t-il lorsque vous verrez le fils de l’homme monter où il était d’abord ? L’esprit fait vivre, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites, sont esprit et vie.
Mais il en est parmi vous, pour qui la foi n’est rien.
Depuis l’origine en effet, Jésus savait qui doutait de lui et qui le livrerait.
Il reprit : Voilà pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi s’il n’y est attiré par le Père.
Alors la plus grande part de ses disciples le désavoua, et cessa de l’accompagner.
Jésus se tourna vers les Douze : Voulez-vous aussi me quitter ?
Simon Pierre lui répondit : Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de l’éternelle vie. Nous avons foi, et nous en sommes sûrs : tu es le saint de Dieu. Jésus leur déclara : N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ? Pourquoi l’un de vous est un démon.
Il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote, car celui-là allait le livrer et c’était l’un des Douze !

Cependant, les pharisiens entendaient les éloges que la foule murmurait à son propos : ils envoyèrent des gardes pour l’arrêter.

Au jour culminant de la fête, qui est le dernier jour, Jésus, cria : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi. Comme dit l’Ecriture, des fleuves d’eau vive ruisselleront de lui.
Il parlait de l’esprit dont sont gratifiés ceux qui croient en lui. Mais cet esprit n’était pas encore donné, Jésus n’étant pas encore entré dans la gloire.

* * * * *

2.   La lecture

Le pain que Jésus a fractionné près de Tibériade, la mortelle nuit sur le lac n’ont-ils pas préparé les intelligences au mystère essentiel ? « Le pain que je vous donnerai est ma chair et le monde en vivra. »

Mais qui, s’il n’est déjà habité d’un sentiment égal, peut entendre cette parole affolée d’amour ? Parmi les disciples, les tièdes s’éloignent. Les autres sont troublés et tentent de ramener le propos à la capacité d’une raison qu’ils ne veulent pas humilier. Et tous, partis ou restés, traduisent la faiblesse des fidèles qui au fil des siècles viendront en titubant communier au corps vivant. La vérité, elle est là : personne ne croit assez.

Encore les disciples ont-ils l’excuse de la surprise : ils entendaient les premiers cette insolite parole. Mais nous la répétons depuis deux mille ans, nous n’avons donc pas été capables d’élargir notre intelligence ! Quel est ce pain qui n’est que vie ? La chair même du Christ, disaient les uns, ce qui fait sursauter. Un pur symbole, répondaient les autres, ce qui rend ce pain bien morne. Le corps associé, criait Luther ; non substitué, ripostait ses adversaires ; et tous devant la nourriture offerte, devant le rassemblement auguste où le Christ convoquait les nourritures éparses, ne trouvaient qu’à se diviser. Au nom de celui qui avait dit : « Jamais je ne mettrais dehors celui qui veut devenir l’un des miens », ils se repoussaient, haineux, des tables saintes.

A tous ces disputeurs, Jésus peut clamer : « Et vous ne croyez pas ! » Car c’est de l’indigence que d’infliger à celui qui osa mêler son Fils à ses créatures le spectre de tant de haines et d’incompréhension et pour tout dire le désaveu de la foi, qui, si elle est ce qu’elle dit être, ne prend jamais ces chemins-là.

 L’eucharistie, lambeau de chair ou écho d’une parole ? Aux uns nous dirions : ce n’est pas son corps physique que Jésus vous offre mais la chair spiritualisée de sa résurrection, qui ne vous est attesté que par une parole, dites-vous ? Mais la parole du Christ est toujours un acte. Ceci est mon corps. Eh bien, c’est son corps. Cette substance au reu du ciboire prend l’éclat des actions accomplies et des passions données.

Ce corps est promesse de résurrection. Cette promesse est ressuscitée. Quelle que soit la façon dont on le prend, le pain est l’indicible mystère qui appelle tous les vivants à la gloire du royaume. Humble, parce qu’il est pain. Infini, parce qu’il est recel d’éternité.

Il fallait bien peu croire pour ne pas s’accorder sur la transcendance du pain consacré, lourd d’au-delà comme la grappe où murit le vin des fêtes.

Le Christ pourtant avait été chair : le corps dont il parlait, encore lié aux amarres de la vie historique. On voit une parcelle, mais le Christ y est tout entier, chair et sang. On voit une substance, mais le Christ y est invisible. On voit une matière inerte, mais le Christ y est le vivant définitif. Parlant de son corps, il avait dit qu’il n’était pas un pain pétri par les hommes, mais le pain du ciel, œuvre du Père. CE pain n’est pas son corps terrestre ; le Christ en ce discours ne s’avance pas comme l’enfant d’une femme. Il nomme un corps de gloire, qui a déjà rompu les liens de la mort et s’est délivré dans l’éternité.

Or l’éternité dont il rêve, l’homme ne l’attend pas des fruits de la terre. Ni le blé ni l’eau d’un puits ne l’arrache à sa mort inéluctable. Consommés, périssables même s’ils ne sont pas consommés, ces biens présentent d’eux-mêmes la figure de notre mortalité. Le Christ dans l’eucharistie les dépouille de l’atroce contradiction qui les condamne en les instituant : tout ce qui est, dès son principe, est voué à disparaître. Brève en son nom comme en son cours, la vie s’engloutit dans le seul infini qui s’impose à notre raison, le néant.

Or le Christ renverse la loi du monde. De sa main puissante, il écourte la mort et déploie la vie comme une fresque immense. Quand dans le pain, il vient se confondre à nous, il transforme déjà mystérieusement, et dans l’obscurité d’un signe, la cendre de notre chair. Mais seule la foi entrevoit la petite flamme qui s’élève hardiment dans le cœur.

Car l’amour qui transmue en éternité notre parcelle de vie garde l’humilité de son sacrifice. Elle n’aura d’autre témoin que nos yeux clos et notre silence. Nous n’en connaîtrons que l’abaissement qui fait disparaître le Christ sous les aspects du pain et nous ne serons pas gratifiés d’un signe plus enviable que celui qu’il donna à ses compagnons : eux virent sa mort, nous, ce pain où sa présence prend la forme d’une absence.

L’absence de Dieu est pour nous ce qu’était parmi les siens son humble face de galiléen. Eux pouvaient dire : ce n’est qu’un homme ; et nous : ce n’est qu’un pain. Il était homme pour eux comme il est pain pour nous, donné, versé, tué, bu, dévoré pour être toujours plus avec l’homme et en lui.

Et comment imaginerait-on que celui dont l’amour fait de lui un donné et un versé nous devienne sensible sinon par son effacement ? Il fait dans le pain ce qu’il a fait sur sa croix : cessant d’être lui pour que nous devenions réellement nous. L’éternité qui est sienne se trace ainsi un chemin tout intérieur : tout se joue au-dedans des âmes Nos bouches connaissent Dieu comme ses amis l’ont connu : il a une saveur de miséricorde, mais on ne le trouve pas dans la gloire espérée, l’éblouissement des yeux, ni l’ovation des foules. Apparemment il ne se passe rien, mais cette expérience dépouillée d’un Dieu sans face qui rompt son pain, révèle sans illusion, sans complicité et dans le plus âpre dénuement l’être infini qui s’y livre. Combien d’hommes semblablement s’enfoncèrent dans la barbarie d’un désert parce qu’ils pensaient rencontrer Dieu, que les choses nous cachent et ils le surprirent en effet dans le miroir de leur cœur purifié.

Le pain devient autant son corps radieux que son corps devient notre pain. Mystère d’abaissement plus adorable, où le Christ ne s’accorde d’autre beauté que la rondeur d’une miche ou la lueur d’un vin teinté de pourpre. Le Christ se fait pain. Qu’a-t-il fait d’autre en sa vie terrestre, sinon réduire en froment un corps promis à la meule et au feu de la passion[1] ?

De tous les éléments épars dans le monde, il a pris pour signes ceux qui se mêlent le plus intimement à nous, jusqu’à se confondre à notre chair et notre sang. Grégoire De Nysse dit admirablement que tout homme, en touchant le pain, peut répéter la parole du Christ : ceci est mon corps, car ce le sera[2]. En se faisant pain, Jésus se fait nous-même. Inlassable humanité du Seigneur. Lorsqu’à l’eucharistie, il s’incorpore à notre chair élémentaire, il continue l’incarnation qu’il avait inaugurée, en prenant pour patrie un modeste terroir de Galilée et en naissant d’une femme. Par sa maison puis par son pain, il appartient éternellement à notre lignée, non pour s’y perdre, mais pour élever chacun de nous à la singularité qui est sienne et que nous communique son corps ressuscité. Bref, d’un petit morceau de pain, il fait son évangile.

Mais comment les siens pouvaient ce mystère ?

France Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 39-47.

Lire dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet Evangile par France Quéré. Cliquer ici

 

 

 

Un pain tombé du ciel

 



[1] Les martyres avaient bien compris ce sacrifice, qui s’offraient semblablement à la dent des fauves « pour être moulus » (Ignace d’Antioche) ou au bûcher « comme un pain que l’on dore » (Polycarpe de Smyrne).

[2] Cf. G. Martelet, Résurrection, eucharistie et genèse de l’homme, Desclée, 1972, p. 193.