Devant Pilate

 

 

Devant Pilate
Jean 18,28-40 et 19, 1-16

1.    La traduction

2.    La lecture

1.   La traduction

L’aube pâlissait lorsqu’ils menèrent Jésus de Chez Caïphe au prétoire. Mais pour éviter l’impureté et pouvoir consommer la Pâque, ils n’en franchirent pas le seuil.
C’est donc Pilate qui vint au-devant d’eux : Quelle accusation portez-vous contre cet homme ?
Ils répondirent : Si ce n’était pas une fripouille, nous ne l’aurions pas amené !
Pilate leur dit : Faites-en votre affaire, et jugez selon votre loi.
Les Judéens protestèrent : Il nous est interdit d’exécuter un condamné.
Ainsi prenait sens la parole où Jésus avait annoncé de quelle mort il devait mourir.
Pilate rentra au prétoire, et ayant appelé Jésus, lui dit : Es-tu le roi des Juifs ?
Jésus répondit : Parles-tu de ton propre chef ou d’autres te l’ont-ils dit ?
Pilate répliqua : Suis-je juif ? Ce sont les tiens, les grands prêtres qui t’ont livré à moi. Qu’as-tu fait ?
Jésus répondit : Ma royauté n’est pas de ce monde. Si ma royauté venait du monde, mes soldats m’auraient arraché aux mains des Judéens. Mais en réalité, mon royaume n’a rien avoir avec cela.
Pilate revint à la charge : Roi, tu l’es donc ?
Jésus répondit : C’est toi qui le dis. Je suis né et je suis venu dans ce monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité s’ouvre à ma voix.
Pilate lui dit : La vérité, qu’est-ce ?
Sur ces mots il alla rejoindre les Judéens et leur déclara : Pour moi je ne trouve pas de crime en cet homme. Mais puisque votre coutume veut qu’Pâque, le gouverneur fasse un acte de clémence, vous plaît-il que j’acquitte le roi des Juifs ?
De nouveau, des cris fusèrent : Pas lui, Barabbas ! Or Barabbas était un malfaiteur.
Alors Pilate prit Jésus et lui infligea le fouet.
Sur quoi les soldats lui tressèrent une couronne d’épines et la posèrent sur son front. Ils l’affublèrent d’un manteau écarlate. Et ils défilaient devant lui, avec des sarcasmes : Salut, le roi des Juifs ! Et leurs poings s’abattaient sur sa face.
Pilate ressortit et leur dit : Allons, je vais vous l’amener.
Mais que ceci soit clair : je ne vois pas de faute en lui.
Alors Jésus apparut, couronné d’épines et revêtu du manteau pourpre.
Pilate leur dit : L’homme, c’est lui.
Dès qu’ils le virent, grands prêtres et valets hurlèrent : La croix ! La croix !
Pilate leur dit : Prenez-le et clouez-le vous-mêmes.
Moi, je n’en vois toujours pas la raison.
Les Judéens répliquèrent : Nous avons une loi et d’après cette loi, il ne peut échapper à la mort car il fait fils de Dieu.
Ces derniers mots jetèrent Pilate dans l’angoisse. Entré de nouveau au prétoire, il dit à Jésus : D’où viens-tu ?
Mais Jésus ne lui donna aucune réponse. Pilate reprit : A moi, tu ne dis rien ? Ne sais-tu pas que j’ai le pouvoir de te libérer comme j’ai le pouvoir de te crucifier ? Jésus répondit : Du pouvoir sur moi, tu n’en n’aurais pas, si ut l’avais reçu d’en haut. Aussi celui qui m’a livré à toi est-il plus coupable que toi.
De là vint que Pilate tenta de le relâcher.
Mais les Judéens vociféraient : Si ut le libères, tu n’es pas un ami de César ! Quiconque se fait roi conspire contre César !
A ces cris, Pilate fit sortir Jésus et alla s’asseoir au tribunal, en un lieu dit Lithostrotos, Golgotha en hébreu.
C’était la préparation de la Pâque, aux alentours de midi. Il dit aux Judéens : Voici votre roi.
Ce n’est qu’un cri : A mort ! A mort ! En croix !
Crucifierai-je votre roi ? leur demanda Pilate.
Et les grands prêtres de récrier : Nous n’avons d’autre roi que César !
Alors, il le leur abandonna. Ils s’emparèrent donc de Jésus.

* * * * *

2.   La lecture

L’interrogatoire juif a tourné court. On traîne Jésus chez Pilate qui seul dispose de la peine capitale. Les Judéens ne franchissent pas le seuil du prétoire, marquant ainsi par des mobiles rituels la distance qu’a creusée entre eux et l’occupant romain la rancœur d’un peuple humilié.

Impossible de savoir le crime d’un accusé qu’ils insultent au lieu de préciser son délit : fripouille, et après ? Une instruction aussi bâclée donne une de la passion qui les agite, et qui se trahit tout entière lorsque Pilate les prie de « juger eux-mêmes cet homme ».

Nous n’avons pas le droit, répondent-ils, de mettre à mort. » On ne saurait mieux dire qu’il est condamné avant tout examen. Juger ne les intéresse pas ; ils veulent supprimer. Aussi n’y a-t-il de procès juif chez saint Jean. Les Judéens n’ont besoin que de la sentence de Pilate.

Ils se sont emportés autant que le procurateur paraît distrait. Jésus comparaît entre la haine et l’indifférence, et peut-on dire qu’il en est jamais sorti ? Dans un bâillement, le magistrat pose la question de routine : Es-tu le roi des Juifs ? De quoi d’autre en effet ces Juifs l’accuseraient-ils ? Mais il ignore que le titre « roi des Juifs » prend des significations différentes selon qu’il est proféré par une bouche romaine ou juive. Si Pilate « parle de lui-même », il définit une royauté politique, s’il répète le propos d’un Juif, il s’agit d’une royauté messianique. Inconscient de cette polysémie, et froissé que l’accusé, lui répondant par une question, ait l’aplomb d’intervertir les rôles, les magistrats sèchement le remet à sa place. Qu’il s’explique. « Qu’as-tu fait ? » Jugeant l’affaire sans importance, il est de surcroît pressé d’en finir.

Pour qui donc se prend l’accusé, à se permettre des digressions, à user de grands mots qui contrastent comiquement avec son frêle aspect : royauté, vérité !

Ce piètre individu n’a pas la mine d’un roi humain, qui donc imaginerait que la vérité, c’est lui ? La vérité est une essence pour les Grecs, une transcendance pour les Juifs, la grandeur de l’Etat pour les Romains, mais qui dira, y compris chez les chrétiens, qu’elle est cet homme livré aux hommes ? Qu’en un mot, la vérité se confond avec son témoin ?

Au moins Pilate est-il sûr de son innocence. Puisqu’il n’en peut convaincre les Judéens par le raisonnement, il tâte d’une autre méthode. Cet homme sans grandeur réelle, l’unique sentiment qu’il mérite. Il fait donc sortir le « roi » avec sa face tuméfiée, son accoutrement misérable.

Seulement le magistrat s’est trompé. Il a pensé fléchir les cœurs, il n’a pas prévu le sursaut nationaliste qu’il provoque lui-même en exhibant ce pauvre roi : il croit montrer un homme à la foule ; là sa propre image bafouée. Un tel roi pour Israël !

Loin de la piété attendue, cette vue exaspère la fureur d’un peuple tout entier blessé, et ils n’ont de cesse que soit biffée l’insupportable humiliation de leurs yeux.

Les soldats romains s’étaient moqués du roi. Les Judéens haïssent plus véhémentement la marque ostensible de leur ignominie. Même les valets, qui ne font pas de théologie, mais sont mordus comme les autres par l’outrage politique, unissent leurs cris aux clameurs des prêtres.

Affligé d’une étrange cécité, Pilate « ne voit pas la raison » de le tuer, alors qu’il la leur fournit lui-même, et il regarde sans comprendre le pauvre hère toujours debout…

 

Entre le magistrat toujours placide et les autres rugissants, entre la mort demandée à grands cris et la grâce mollement plaidée, le fossé s’élargit. Tout à l’heure Pilate s’en était remis au hasard, je veux dire la foule : Jésus ou Barnabas. Et le hasard avait tranché. Mais la voix populaire ne suffit pas, si manifestement aberrante. Que l’on produise des arguments forts. Les voici. Les Judéens, jusqu’alors évasifs, énoncent le crime en terme précis : « Il s’est fait fils de Dieu. »

Pourquoi la raison juive, inepte aux yeux d’un Romain, jette-t-elle un frisson en Pilate ? Il revient précipitamment auprès du Christ, l’interroge comme il ne l’a pas fait encore, avec des accents qui laisse pressentir en cet homme un mystère qui avait échappé au fonctionnaire indolent. Ici la personne est touchée à travers la fonction. Sa question en tout cas n’est plus celle d’un qui juge : D’où viens-tu ? Non pas d’un lieu, tu es galiléen ; mais d’un Père. De qui es-tu le Fils ? Pilate marche à pas exaltés au bord de l’insondable profondeur, et sa demande est celle d’un disciple qui, dans ce visage, scrute déjà, à son insu, le propre reflet de Dieu.

Il est clair qu’à ce moment-là, la vie de Jésus dépend de la réponse qu’il fera à Pilate. S’il confesse son origine, le Romain lui sauvera la vie. Impossible dire si le procurateur n’éprouve alors pour Jésus que le respect qu’un latin éprouve pour les dieux au point d’ouvrir son panthéon à tous les cultes étrangers ou s’il se sent remué plus profondément par une transcendance à nulle autre pareille, et dont sa religion ne l’a jamais instruit. En tout cas, le titre de Dieu ou de Fils de Dieu qui perd Jésus auprès des Juifs le sauverait auprès de Pilate.

Alors, pourquoi ce silence du Christ qui réduit apparemment ses chances d’en réchapper ? Certes Jésus a consenti   à sa mort, il s’est soumis à Judas, puis à Annas et Caïphe, et maintenant à Pilate, parce qu’il obéit à un invisible dessein. Mais son silence ne s’identifie pas à un refus de répondre qu’a essuyé le grand prêtre. Ce silence est une profession de lui-même. Si Jésus défie le pouvoir de Pilate, c’est qu’il y, a plus haut que ce pouvoir ; s’il brave la mort, c’est qu’il y a plus grand que la mort. Jésus, par son silence, répète ce qu’il a tant dit à ses disciples : il retourne là d’où il est venu, dans le sein du Père. Son silence professe l’impatience de sa filialité.

Cependant, impressionné par la grandeur d’âme, toute romaine, d’un captif qui méprise la mort, et par le sous-entendu théologique qu’il entrevoit peut-être, Pilate est désormais déterminé à le sauver. Outre qu’il n’est pas fautif, Jésus est admirable de courage et quelque chose de plus qu’humain transparaît dans tout son être.

Et sans doute Pilate esquisse-t-il un geste de libération, pour qu’aussitôt les Judéens changeant de tactique, lui jettent brutalement leurs insultes. On ne parle plus de Christ : finalement, c’est la félonie toute supposée de Pilate qui décidera de la mort de Jésus, sur le crime duquel ses juges n’ont pu s’accorder. Les Judéens sont bien conscients qu’ils n’obtiendront rien de Pilate de ce côté-là, soit qu’il reste dans son indifférence qui rend frivole leur accusation, soit qu’il en sorte, au bénéfice d’une conviction naissante qui le rend intraitable. Voilà pourquoi oubliant le Christ, ils se retournent contre Pilate, dont le procès est rondement mené : mauvais fonctionnaire, pour le dire traître à Rome, et il faut admirer que le magistrat ainsi mis en cause, au point que sa place et peut-être sa vie en dépendent, résiste malgré la calomnie, et tente encore, lui pourtant qui envoyait sans frémir tant de rebelles à la croix, d’épargner celui-là.

Néanmoins, c’est perdu. Les Judéens ont glissé le couteau sous la toge. Ils ne lâchent plus prise. Et d’ailleurs Pilate a commencé à céder, en allant à contrecœur s’asseoir à son tribunal. Encore un effort et on y est. « Nous n’avons d’autre roi que César. » César de leur côté ; les bons Romains c’est eux. Et moi, serai-je juif et dupe d’une secte ?

C’en est trop : Pilate le leur abandonne, avec cette brusquerie qu’impriment à nos actions des nerfs surmenés.

 France Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 101-108.

Lire dans la préface, les circonstances de la traduction et de la lecture de cet Evangile par France Quéré. Cliquer ici

 

 

 

Devant Pilate