Titre de l’ouvrage : Les racines juives du christianisme

Auteur : Frédéric Manns

Edition : Presses de la Renaissances

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Ci-dessous, séquence 01 : pages 005 à 010

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Introduction

Les arbres aux racines profondes
sont ceux qui montent le plus haut

Frédéric Mistral

«  Peu à peu, à la suite du concile Vatican II, l’Eglise, sans rien perdre de son originalité, prend conscience qu’elle est d’autant plus verdoyante qu’elle vit de sa racine juive. La pérennité du peuple juif n’entraîne pas seulement pour l’Eglise un problème de relation extérieure à améliorer mais également un problème intérieur qui touche à sa propre définition. Cette relation, qui ne peut-être vécue que comme une tension sereine, n’est-elle pas l’un des éléments du dynamisme de l’histoire du salut ? Comme dans la parabole, elle rappelle qu’aucun des deux fils ne peut s’emparer de la totalité de l’héritage : chacun est pour l’autre, sans jalousie, témoin de la gratuité de la miséricorde du Père. »

Ces propos du cardinal Etchegaray n’ont rien perdu de leur actualité, quarante ans après la publication de la déclaration Nostra Aetate de Vatican II, en particu-


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lier à Jérusalem, la ville de toutes les divisions et de toutes les rencontres possibles.

Ils rejoignent ceux d’un autre prophète des temps modernes : Giorgio La Pira. Le Maire de Florence avait une conscience très vive de vivre à l’époque nucléaire et spatiale, époque qui exige le choix entre le suicide de l’humanité et la paix. En 1951, il demandait aux moniales de prier pour obtenir l’effondrement des murs de Jéricho. Il entendait par là la fin de l’athéisme en Russie. Qui n’honore pas Dieu ne peut pas respecter l’homme. Un autre problème qui lui tenait à cœur était celui de la réconciliation des fils d’Abraham. C’est à ce prix qu’est la paix de Jérusalem et celle du monde.

A l’heure de la montée des fondamentalismes, l’intuition de La Pira peut sembler une pure utopie. Cependant, des signes avant-coureurs se manifestent. Ils ont pour nom la déclaration de Nostra Aetate de Vatican II, la visite du pape Jean-Paul II à Jérusalem et la commission mixte de dialogue entre le Saint-Siège et Israël. « Une hirondelle ne fait pas le printemps », affirment les gens qui ont les pieds sur terre. Ils ont raison. Mais ceux qui prônent le dialogue entre les fils d’Abraham n’ont pas moins raison pour autant.

La réflexion proposée ici sur les racines juives du christianisme s’inscrit dans la deuxième optique. Elle veut rappeler l’élection du peuple d’Israël et la condescendance de Dieu. Elle n’innove pas mais s’inscrit dans


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une longue tradition car Origène, au IIIème siècle, connaissait déjà la lecture juive du Cantique des cantiques, et Jérôme, au siècle suivant, dialoguait avec Rabbi Bar Hanina de Bethléem. Si ignorer les Ecritures, c’est ignorer le Christ, ignorer les racines juives du christianisme, c’est s’exposer à la tentation de Marcion qui opposait le Dieu du premier Testament à celui du Nouveau.

L’Eglise vit de ses racines. Mais qu’est-ce qu’une racine ? Pour vivre et pousser, un arbre, comme tout être vivant, doit s’alimenter, respirer, transpirer et grandir. L’arbre respire en absorbant l’oxygène pour rejeter du gaz carbonique. Sa respiration s’effectue principalement par ses racines, ses feuilles et, dans une moindre mesure, par son tronc et ses branches qui possèdent, comme les racines, des lenticelles. L’intensité de sa respiration, et donc de sa consommation d’oxygène, dépend de l’âge. Elle est maximale au début de sa vie, en période de croissance au printemps, puis elle ralentit au fur et à mesure que son âge augmente. Les maladies des racines peuvent tuer les arbres, mais elles causent habituellement des retards de croissance. La plupart des champignons racinaires vivent longtemps et les maladies qu’ils provoquent évoluent lentement et passent souvent inaperçues de l’extérieur. La structure des branches est le miroir des racines. Lorsque les racines sont en bonne santé, la sève est distribuée plus également aux branches. Un arbre qui a des racines saines bénéficie généralement d’une croissance plus équilibrée.

Parmi les arbres, l’olivier a une place spéciale. Il donne l’huile qui rend honneur aux dieux et aux hommes, comme le rappelle l’Apologue de Jothan au livre des Juges (Jg 9, 9).


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Paul de Tarse, pharisien et fils de pharisien, est célèbre pour avoir repris dans sa lettre aux romains (11, 17-24) l’image des deux sortes d’oliviers : l’un cultivé et l’autre franc. L’horticulteur coupe de l’arbre cultivé les branches improductives. Mais de l’olivier franc, une branche est greffée sur l’olivier cultivé. Les branches retranchées à l’arbre cultivé symbolisent ceux qui, parmi le peuple d’Israël, ont été privés de la bénédiction de Dieu à cause de leur incrédulité. Quand à la branche greffée de l’olivier sauvage, elle symbolise les païens qui, acceptant le messie juif, sont unis aux croyants juifs. Ensemble, ils grandissent et forment une nouvelle communauté.

L’image de la greffe des nations sur l’arbre d’Israël est reprise au Moyen Age par un juif, le petit-fils de Rachi, qui commente ainsi un texte de la Genèse : « Rabbi Eléazar enseigne : « Que signifie le verset : Par toi seront bénies toutes les familles de la terre (Gn 12, 3) ? » Le Saint, béni soit-Il, avait dit à Abraham : « Je dispose de deux bonnes bénédictions que j’aimerais greffer sur toi : Ruth la Moabite et Naama l’Amonite, mère de Roboam. » Le judaïsme savait que Ruth la Moabite était la grand-mère de David et que la mère de Roboam était étrangère. De plus, Joseph avait épousé en Egypte Aséneth, la fille du prêtre de On, et Moïse, une Kushite en Egypte. Depuis longtemps, des païennes avaient été greffées sur l’olivier d’Israël.

L’image de la greffe de l’olivier appliquée aux chrétiens rappelle que l’identité chrétienne est reçue d’autrui, du peuple élu. Ce processus va au-delà d’un simple constat de la judéité de Jésus. La commission biblique pontificale vient de rappeler qu’on ne peut exprimer pleinement le mystère


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du Christ sans recourir au premier Testament. Dès le IIème siècle, contre Marcion qui niait la valeur du premier Testament pour les chrétiens, l’Eglise témoignait du rapport vital qui existe entre la racine et l’arbre.

Mais cet enracinement, si important soit-il, laisse encore au seuil du problème. Scruter dans le dessein de Dieu la mission que le peuple juif a encore à remplir est urgent. Que signifie pour le chrétien ce vis-à-vis permanent du juif et du chrétien ? Que signifie, pour l’Eglise, le peuple juif qui ne cesse de rappeler le temps du premier Testament ? Paul de Tarse affirme que la seconde alliance n’a pas supprimé la première, car les dons de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29). Un profond mystère demeure.

Parler de mystère, comme le fait Paul (Rm 11, 25), c’est reconnaître que Dieu est le maître de l’histoire. La signification ultime de l’histoire du salut échappe, puisque sa clef est en Dieu. Tout n’est pas dévoilé parce que tout n’est pas accompli. Ce qui n’empêche pas l’Eglise de proclamer que Jésus est l’unique Sauveur du monde et qu’elle vit de sa mort et de sa résurrection. Mais la pérennité d’Israël n’est-elle pas le signe de ce qui lui manque pour la réalisation plénière de sa mission ? Face au « déjà là » de l’Eglise de la Gentilité, Israël est le témoin du « pas encore », du temps messianique non pleinement achevé. Après avoir fait miséricorde aux païens, Dieu fera miséricorde à Israël, affirme saint Paul. Le peuple juif et le peuple chrétien sont pour le moment dans une situation d’émulation réciproque. Alors que les chrétiens se réjouissent du « déjà là » du salut apporté aux païens, les juifs rappellent la « pas encore » de la promesse : « Tout Israël sera sauvé. ». Cette tension féconde


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est au cœur de la vie de l’Eglise, jusque dans la liturgie eucharistique.

Pour Karl Barth, « la question décisive n’est pas : « Que peut être la Synagogue sans Jésus-Christ ? », mais « Qu’est-ce que l’Eglise aussi longtemps qu’elle a en face d’elle un Israël qui lui est étranger ? » Pour l’Eglise, la pérennité d’Israël n’est pas seulement un problème de relations extérieures, mais également un problème intérieur qui touche à sa nature propre. Le Christianisme est l’arbre qui grandit et s’étend à partir de la graine du judaïsme et couvre de son feuillage toute la terre, mais le fruit de cet arbre contient de nouveau la même graine. Franz Rosenzweig, choqué par La Divine Comédie qui invitait les juifs a abandonné leur espérance –Lasciate ogni speranza »-, glosait : « Nous pouvons abandonner tout, sauf l’espérance. » Et il citait ce midrash : « Quand le juif paraîtra devant le trône, il ne lui sera posé qu’une seule question : « As-tu espéré en la Rédemption ? » toutes les autres questions, ajoutait-il, seront posées aux chrétiens.

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