Titre de l’ouvrage : Les racines juives du christianisme

Auteur : Frédéric Manns

Edition : Presses de la Renaissances

Séquence 02 : pages 010 à 016

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Pour assimiler l’héritage commun de la Bible, les chrétiens ont besoin des juifs qui entretiennent avec l’Ecriture un rapport spécial, puisqu’ils restent le peuple destructeur des idoles. La Bible fait raisonner la voix du Dieu unique. Là même où la Bible est proclamée par l’Eglise, le juif est mystérieusement présent, car il est perçue par les nations qui accueillent la Parole de Dieu comme membre du peuple à qui le Seigneur s’est révélé. Chrétiens et juifs doivent gravir ensemble la montagne de Dieu et se tenir devant la face de Dieu, qui parle encore aujourd’hui. Tandis que le livre de l’Exode rappelait que la Torah fut donnée au milieu du feu et du tonnerre au seul peuple d’Israël, qui ne pouvait pas tou-


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cher la montagne, Isaïe, en 2, 2-5, annonce que toutes les nations monteront à la montagne du Seigneur qui se tiendra et diront : « De Sion viendra la Torah. »

La mystérieuse différence et la parenté entre juifs et chrétiens, annoncées dans la parabole du père  qui a deux fils, invitent chacun à se remettre sur le chemin de la repentance et de la teshouva (« conversion »). Parce que juifs et chrétiens sont pécheurs, ils traversent l’histoire dans le dualité Eglise-Synagogue, provoquée par l’endurcissement des uns et des autres, chacun étant intérieur à l’endurcissement de l’autre. Le péché divise, tandis que l’amour unit.

Jésus divise et unit juifs et chrétiens et il est entre eux un signe de contradiction, une pierre d’achoppement. Il les unit à l’instant même où il les divise. Juifs et chrétiens sont concernés par cette déchirure. Comment assumer ensemble cette déchirure interne au sein du corps unique de la famille des enfants de Dieu ? Annoncer la Parole divine adressée à tous les hommes n’est possible qu’à celui qui est témoin authentique d’une même promesse pour l’humanité entière. Le lien avec le judaïsme est le test de la fidélité du christianisme à Dieu.

Lorsque Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28), l’humanité sera régénérée. C’est l’alliance du même Dieu vivant qui fait exister juifs et chrétiens, et crée une communauté par delà la rupture. Le judaïsme et le christianisme sont tous deux eschatologiques, mais en même temps ils ont tous deux place dans le dessein de Dieu. Le différend qui sépare juifs et chrétiens et la relation qui les unit viennent de là.

Un chapiteau de la basilique de Vézelay représente Moïse chargé d’un sac de blé venant au moulin. Un autre personnage, symbolisant le christianisme, recueille la


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la farine plus bas. Quant au moulin il n’est autre que le Christ lui-même. Les artistes médiévaux exploitent aussi l’image du pressoir : Israël est la vigne de Dieu et le Christ le pressoir. Le christianisme recueille le vin nouveau. Les Pères de l’Eglise, de leur côté, compare le premier Testament à une ruche. Les prophètes sont les abeilles et le Christ la reine. Les chrétiens recueillent le miel fabriqué par les abeilles.

Ces images cherchent à traduire imparfaitement la place du judaïsme dans les écrits fondateurs du christianisme. Les rapports entre blé et farine, raisin et vin, ruche et miel soulignent la continuité et la nouveauté. Entre les racines et les fruits d’un arbre, il existe la même continuité et la même nouveauté.

Bien avant les Pères et les artistes médiévaux, les évangélistes eux-mêmes ont souligné le lien qui relie le premier au nouveau Testament. Bien que le Nouveau testament soit centré sur la personne de Jésus et sur la proclamation de sa mort et de sa résurrection, il sait que Jésus est juif. Né sous la Torah, circoncis le huitième jour, fils du commandement à l’âge de douze ans, fréquentant le Temple trois fois l’an, Jésus est un fils d’Israël. Sa mère Marie chante la fidélité de Dieu : « Il se souvient de la promesse faite à nos pères en faveur d’Abraham et de sa race à jamais » (Lc 1, 55).

Les évangélistes, eux aussi des juifs, admettent la venue de l’Oint de Dieu, le Messie, et de l’effusion de l’Esprit dans la communauté qu’il a fondée par sa mort et sa résurrection. L’accusation portée contre les Evangiles, qui seraient la source de l’antijudaïsme, doit être contrôlée. Une étude de chaque Evangile nous convaincra que cette diatribe manque totalement de fondement.


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Différentes lectures de la vie de Jésus furent proposées dans les Evangiles pour la communauté chrétienne. Elles mettent plus ou moins en évidence la judéité de Jésus suivant les auditoires auxquels elles s’adressent. L’affrontement avec le judaïsme aura cependant des effets néfastes dans ce domaine.

Paul, et fils de pharisien, formé aux pieds de Gamaliel, après son expérience sur le chemin de Damas, relit les Ecritures avec les méthodes juives pour démontrer que le Christ accomplit la Torah.

L’Evangile de Matthieu, écrit pour une communauté encore proche du judaïsme, est conscient du fait que le Christ est venu accomplir les prophètes. D’où le refrain : « Ainsi s’accomplit l’oracle du prophète. » Les formes littéraires employées par Jésus, en particulier son enseignement en paraboles, sont reprises au judaïsme. Enfin, dans son discours sur la fin des temps, Jésus est dépendant des clichés apocalyptiques. Bref, c’est en termes d’accomplissement du judaïsme que Matthieu définit l’œuvre du Christ.

L’Evangile de l’enfance de Luc ne s’explique que dans un contexte juif. La liturgie du Temple, les fêtes juives, les rites de la naissance, de la circoncision, de la purification de la parturiente reflètent les coutumes juives. Les prières qui parsèment l’Evangile orchestrent les thèmes connus des prières juives. Sur le chemin d’Emmaüs, Jésus explique les Ecritures aux disciples en suivant la méthode rabbinique du collier : il commence par la Torah de Moïse, passe aux prophètes et ensuite aux Ecrits. Cette méthode, pratiquée dans de nombreux milieux juifs, permettait au lecteur de revivre l’expérience du Sinaï où la Torah fut donnée au milieu du feu. « Notre cœur n’était-il pas brûlant tandis qu’il


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nous expliquait les Ecritures ? » (Lc 24, 32), diront les disciples.

Les textes communs aux Evangiles de Matthieu et de Luc, qu’on désigne sous le sigle de Q (= Quelle), présentent Jésus comme maître de sagesse et exploitent les traditions sapientielles juives. Jésus est plus grand que Salomon. Il est également un prophète qui s’inscrit dans la lignée des grands prophètes d’Israël.

Quant à l’Evangile de Jean, qui propose une relecture des signes du livre de l’Exode, il a pour cadre les fêtes juives. Dans son discours d’adieu, Jésus, comme le patriarche Jacob, donne ses dernières volontés. Le genre littéraire des testaments étant répandu dans le judaïsme de l’époque du Christ. De plus, Jean manie le paradoxe, il affirme à la fois que « le salut vient des juifs » et que les juifs ont le diable pour père. Qui privilégie un seul de ces éléments risque de fausser la pensée de l’évangéliste. Celui qui tient les deux bouts de la chaîne comprend le drame que vit la communauté johannique après la destruction du Temple.

Il est probable que l’Evangile de Marc s’adresse à des chrétiens venus du paganisme. La première partie s’achève par la profession de foi de Pierre (Mc 9, 28). Ce n’est pas un hasard si c’est un païen, un Romain, qui, au pied de la croix, fait la deuxième confession : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu » Mc 15, 39). Ce païen est le témoin d’une communauté consciente du chemin qui s’est fait depuis les origines juives du christianisme. L’Evangile est annoncé maintenant aux païens.

La particularité d’Israël s’inscrit sur un fond d’universalisme dès la première page de la Bible. L’hymne au Dieu créateur de la Genèse, au chapitre 1, débute par l’affirma-


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tion la plus universaliste qui soit, par la création de l’homme et non pas du juif. Quand avec Abraham, apparaît la singularité de l’élection, ce don gratuit est mis dès le départ au service de tous : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre. » Le rapport entre le singulier et l’universel caractérise la tradition biblique. La connaissance du Dieu unique qui a délivré Israël de l’esclavage est un moment fondateur du peuple. Si cet esclavage fut un fait social, il était aussi une servitude qui empêchait Israël de répondre à sa vocation et de servir le Dieu unique.

Les écrits fondateurs du nouveau Testament voient en Jésus le nouvel Adam. Comme Adam, il est tenté dans le jardin où il vit avec les bêtes et où les anges le servent. Comme Adam, il représente l’humanité coupable devant le jugement de Dieu. Fils de Dieu, il apprend à tous les hommes leur rôle de fils de Dieu. A travers lui, l’image de Dieu s’est rendue visible. Sa mort sur la croix livre le secret grâce auquel les hommes peuvent se réaliser dans l’amour. La liturgie lui donnera le titre de « racine de Jessé ».

Avant la venue du Christ, explique l’auteur de la lettre aux Ephésiens, l’humanité était divisée : d’un côté, Israël, héritier de la promesse, et de l’autre, les païens. Avec la mort du Christ, le mur de séparation est aboli. L’élection est ouverte à tous. Par la croix du Christ, tous acquièrent une valeur infinie. La valeur humaine retrouve la seule fin digne d’elle : réaliser entre tous la communion.

Souligner l’importance des racines juives du christianisme ne signifie pas ignorer les différences qui existent entre les deux religions. Martin Buber, dans son livre Deux types de foi, oppose l’Emouna (« foi ») à la pis-


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tis chrétienne, comme deux manières de croire qui ne sont jamais sans s’influencer. L’Emouna juive renvoie à l’histoire d’un peuple. Elle est confiance et persévérance. La pistis chrétienne est centrée en premier lieu sur la personne de Jésus. Et Buber de conclure : « Un Israël s’efforçant de renouveler sa foi par la reconnaissance de la personne et un christianisme s’efforçant de renouveler sa foi par la reconnaissance des peuples auraient des choses non dites à se dire. »

Un conflit d’interprétations attend les historiens qui relisent le passé, répète Paul Ricœur : certains lisent les évènements passés à la lumière de la tradition juive ou chrétienne, d’autres font une véritable reconstruction des faits à la lumière d’une idéologie. Pour éviter ce conflit des interprétations dans le cadre de l’étude des Ecritures, il est urgent que les chrétiens redécouvrent les racines juives de la foi.

La présente étude entend approfondir les racines juives du christianisme à partir d’une lecture critique des lettres de Paul et des Evangiles, et cela à plusieurs niveaux : celui de la christologie, de l’éthique, de la symbolique et de l’herméneutique. Les quelques pistes ouvertes nous permettront de relire l’affirmation de l’Evangile de Jean : « Le salut vient des juifs » (Jn 4, 22). Un bref regard sur la lecture du Nouveau Testament faite par les juifs conclura cette recherche.

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