Titre de l’ouvrage : Les racines juives du christianisme

Auteur : Frédéric Manns

Edition : Presses de la Renaissances

Séquence 06 : pages 035 à 039

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Les premières pousses chrétiennes
apparaissent sur l’olivier

Rien n’ébranle les racines des justes

Pr 12, 3

L’amour une fois qu’il a germé, donne des racines qui ne finissent pas de croître. Le Nouveau Testament est relié par toutes ses fibres au premier. Ce dernier ne pouvait pas être oublié, encore moins rejeté, par la communauté primitive. C’est avec les mots mêmes et les épisodes du premier Testament que le Christ fut raconté. Il accomplit en sa personne toutes les Ecritures et leur confère leur portée plénière.

Il est vrai que la conscience filiale de Jésus de Nazareth est unique. Elle s’inscrit cependant dans une longue histoire où le mouvement de Dieu vers l’homme s’est fait de plus en plus pressant. Cette conscience filiale apparaît non pas en rupture avec la tradition d’Israël, mais comme son épanouissement. Tout au long de l’histoire, Dieu avait choisi des prophètes pour entrer en communion


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avec son peuple. « Après avoir parlé par les prophètes, Dieu parle maintenant par son Fils par qui il a créé les mondes », conclut l’auteur de la lettre aux Hébreux.

Dans les premières communautés, la mémoire de Jésus est assez présente pour que la communication du message puisse se passer de tout support écrit. Qui connaît l’importance de la tradition orale en Orient ne s’en étonnera pas. Les Evangiles, qui relatent les paroles et les gestes de Jésus, ont connu une période de transmission orale avant d’avoir été rédigés. Mais avant les récits évangéliques, les lettres de Paul et de Pierre témoignent de l’activité missionnaire intense des premières communautés. Enfin, dans les célébrations liturgiques, les communautés ont rapidement senti le besoin d’avoir des formules leur permettant d’exprimer clairement leur foi. Ces formules de foi devaient les distinguer des juifs qui proclamaient deux fois par jour leur credo dans le Shema Israel.

L’Incarnation

L’incarnation du Fils de Dieu est telle qu’elle prend l’homme jusque dans ses racines les plus charnelles. En se faisant chair le Verbe de Dieu épouse l’élan de la vie. Désormais, le surnaturel lui-même devient charnel. « L’arbre de la grâce est raciné profond. Il plonge dans le sol et touche jusqu’au fond », écrit Péguy dans son ouvrage intitulé Eve. Le point de rencontre du surnaturel et du charnel est le désir de l’homme, son profond désir de vie.


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« Si tu déchirais les cieux et descendais », s’était exclamé un disciple du prophète Isaïe. La tradition juive, lorsqu’elle méditait les merveilles de l’Exode, aimait présenter Dieu comme l’esclave de son peuple. Comme le petit esclave qui portait la lanterne devant son maître, Dieu, par une colonne de feu, avait illuminé la route de son peuple au désert. Comme l’esclave préparant la nourriture de son maître, Dieu avait nourri son peuple avec la manne. Comme l’esclave chaussant son maître, Dieu avait apprêté des chaussures à son peuple durant quarante ans, au dire du Deutéronome. Ainsi, le Maître se faisait esclave. Curieuse dialectique, qui renverse les comportements habituels. Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Les Pères de l’Eglise n’hésiteront pas à parler de la divinisation de l’homme qui accueille le Christ.

« Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, […] afin que nous recevions l’adoption » (Ga 4, 4-5). Pour que Dieu puisse rendre visite à son peuple, il fallait que celui-ci et l’humanité entière soient prêts à le recevoir. L’Incarnation n’aurait pas été possible à n’importe quel moment du temps. C’est à juste titre que la Bible attache une grande importance à la notion de temps, du kairos, pour la venue du Sauveur.

Pour que l’Incarnation puisse transformer l’humanité, il fallait que cette dernière ait atteint un seuil définitif par les conditions sociales et économiques. En fait, l’Incarnation s’est opérée au moment où l’Empire romain avait réalisé une certaine unité dans le bassin méditerranéen. La pax romana s’était imposée partout. Un aspect parfois oublié de cette maturation du monde qui permit l’annonce de l’Evangile fut la mise au point d’un système


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routier opérant. L’unité administrative romaine fut possible grâce au système de communication par voie terrestre et maritime. Les apôtres bénéficieront des travaux gigantesques entrepris par les Romains. « Les pas des soldats romains avaient marché pour lui », répétait Péguy.

Les juifs pour évoquer la présence de Dieu au Temple, avaient choisi le mot hébreu de Shekinah. L’Evangile de Jésus montre l’accomplissement de ce terme dans le verbe grec eskenosem (« Il a dressé sa tente parmi nous »). L’assonance entre ces deux termes est frappante. En venant dans le monde, le Seigneur savait qu’il souffrirait et mourrait par la main des hommes. L’annonce de la Passion avait été prédite par les prophètes. Mais la venue du Messie avait quelque chose d’inédit et de surprenant. La liturgie primitive situe cette intervention en fonction de la mémoire d’Israël et de la continuité du dessein de Dieu. Dieu est fidèle à ses promesses. L’annonce du salut est d’abord faite au peuple de la promesse. Dieu entre dans l’histoire des hommes pour leur communiquer sa propre vie.

L’Incarnation ne donne pas un Fils à Dieu, mais elle révèle au monde le fils éternel. Elle fait voir en Dieu une vie de relation, une communication de vie. Le dessein de Dieu est d’offrir aux croyants la possibilité d’entrer dans son propre mystère. En même temps qu’il manifeste l’amour de Dieu, le don du fils au monde introduit au cœur même de la vie de Dieu.

L’accomplissement

La venue du Christ a apporté une dimension nouvelle à l’attente du judaïsme. L’attente ne s’est accomplie que


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dans un don inespéré de Dieu qui surpasse tout projet. Si Jésus n’avait été qu’un libérateur politique, il aurait répété ce que Moïse, David et d’autres avaient accompli avant lui. La nouveauté de l’Incarnation n’a pas été acceptée par ceux qui n’attendaient qu’une répétition de ce qui est déjà venu. Le don de Dieu surpasse toute attente, puisque Dieu s’est donné lui-même.

Au centre de la foi chrétienne, revient comme un refrain la proclamation de la mort et de la résurrection du Christ : « Le Christ est mort pour nos péchés selon les Ecritures […] il est ressuscité, le troisième jour, selon les Ecritures » (1 Co 15, 2-4).

Les premières communautés devaient surmonter le scandale de la mort du Christ en croix en relisant les Ecritures. C’est là, en particulier dans les prophéties d’Isaïe, qu’elles trouveront une réponse au scandale des souffrances du Messie. Le plan de Dieu était prévu d’avance. La prédication primitive des apôtres, relatée dans les Actes des Apôtres, orchestre continuellement l’évènement central de la mort et de la résurrection de Jésus : « Jésus, le Nazaréen […] par la main des impies, l’ayant cloué, vous l’avez fait mourir ; mais Dieu l’a relevé ayant délié les liens de la mort » (Ac 2, 22-24).

La mention de la croix est toujours accompagnée de celle de l’exaltation du Christ. La croix n’est plus un instrument d’opprobre, elle conduit à la vie : elle devient croix glorieuse. « Qui s’abaisse, sera exalté » (Lc 18, 14).

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