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LE FIGARO | RUBRIQUE FORUMS | 12
02 2007 |
Nous ressentons tous un malaise…
Pourrait-il en être autrement dans un monde qui ne fait qu’exalter la force,
la productivité, la performance, la beauté physique ? Qui nous juge trop souvent
sur des critères éloignés de ce que nous avons au plus profond de nous-mêmes…
Nous faisons exprès de ne pas voir les faibles, les malades et les mal
performants ! Si quelqu’un d’autre s’en occupe, c’est très bien. Alors j’ai
deux ou trois choses à vous dire sur ce que signifie civilisé …
La liberté individuelle, d’accord mais d’accord aussi pour le sens de la
responsabilité, du devoir et du bien commun ! Chaque être humain est
important, même celui qui nous dérange, qu’il soit malade, âgé, handicapé,
SDF ou immigré. Mon expérience auprès des personnes ayant un handicap mental
me montre combien notre société française est loin de ce qu’elle promet !
D’un côté, on veut une société qui accueille des handicapés mais de l’autre,
on tarde à installer une véritable politique d’intégration et d’éducation
capable de changer le regard porté sur ceux «qui gènent » Dans un article
récent du le président du Comité Consultatif national d’Ethique, le
professeur Sicard, tirait la sonnette d’alarme sur l’émergence de ce qu’il
appelle un véritable « eugénisme» à la française par le biais du diagnostic
prénatal. Il constate que sous la pression sociale et la toute puissance de
la technique, celui ci sert d’abord à éliminer et non à soigner. C’est ce qui
arrive trop souvent en effet. Les couples qui découvrent un handicap au
moment de la grossesse décident de ne pas accueillir l’enfant au sein de leur
famille. Il faut les supprimer avant leur naissance car la faiblesse gêne en
cela qu’elle oblige à un engagement relationnel qui fait peur. On encourage
l’avortement sans laisser d’autres alternatives ouvertes, surtout pour les
trisomiques. Didier Sicard dénonce un véritable acharnement contre eux. En
matière d’avortement, où est donc l’égalité des droits ? A la différence des
autres, les enfants marqués d’un handicap peuvent être avortés jusqu’au
dernier jour de la grossesse. N’est ce pas un infanticide ? Au fond on ne
veut pas aborder la vraie question de civilisation: chaque personne est elle
importante et sacrée ou bien seulement celle qui peut être performante ? Et
quelle performance ? Où est la limite ?
N’ayons pas peur de celui qui est «différent» ! La clé du développement de
l’être humain n’est-elle pas dans l’acceptation de l’autre tel qu’il est,
dans l’acceptation de soi-même tel qu’on est ? Ne pas vivre dans le virtuel
ou l’imaginaire, dans la toute puissance, mais dans l’humilité du réel.
Découvrir le risque, le défi de s’engager avec d’autres dans sa simple
réalité. L’enfant n’est jamais l’enfant des rêves, mais l’enfant de la
réalité qui crie aussi pour sa liberté. Accepter l’autre implique un travail
sur nous-même, pour apprivoiser nos peurs et nos angoisses.
Aimer l’autre, si faible soit il, c’est le rendre plus libre pour qu’il ne
soit plus gouverné par la peur, lui révéler sa valeur, lui montrer qu’il a
quelque chose à vivre, à dire aux autres. Aimer, dans un monde civilisé,
c’est cela.
Notre société doit mettre les plus pauvres au centre d’elle-même et ne plus
les laisser à notre périphérie, pas par générosité mais parce que nous avons
besoin d’eux, tout simplement pour nous aider à être plus humains. N’est-ce
pas le fondement de la pédagogie de l’Abbé Pierre ? La Communauté d’Emmaüs a
commencé quand l’Abbé Pierre a dit à un homme pris dans la dépression de la
vie : « J’ai besoin de toi». Cette qualité d’engagement suppose une foi dans
l’homme, bien sûr, mais aussi une formation, une préparation. Sortir de
l’immaturité qu’est la recherche de soi pour se tourner vers les autres, et
surtout les plus faibles, cela se travaille. C’est aussi le fondement de la
pédagogie de l’Arche.
Sur le plan éducatif aussi , on ne pousse qu’à la réussite personnelle.
Je suis frappé de voir combien on donne peu de place à la dimension « humaine
» dans les cursus de formation à des métiers qui pourtant ont vocation à
soigner, faire grandir, aider les autres. Je pense en particulier aux
étudiants médecins, enseignants, magistrats.
Etre civilisé, c’est reconnaître la valeur des plus faibles et des
«différents» . Leur donner une place n’est pas uniquement l’affaire des
pouvoirs publics, c’est celle de chacun de nous. Les pouvoirs publics doivent
investir davantage pour que la société française devienne plus humaine, que
les parents des plus vulnérables trouvent le soutien dont ils ont besoin.
Pourquoi ne pas développer le statut de volontaire où des jeunes pourront
rencontrer et aider d’autres jeunes ? Il faut également encourager les écoles
intégrées, éviter que les gens s’enferment derrière les murs de leur clan, de
leur milieu ou de leur honte !
Devant le mépris que subissait son peuple aux Etats-Unis, Martin Luther King
disait qu’on ne peut pas supprimer ce comportement tant qu’on ne reconnaît
pas ce qui est méprisable en chacun de nous. Et que trouvons nous de
méprisable en nous-mêmes ? Les désirs de toute puissance ? Notre volonté de
posséder et de se divertir à tout prix ? Notre incapacité d’aimer avec
sagesse ? Nos indifférences par rapport aux plus faibles ?
Nous ne pouvons renouveler la société, avec ses institutions, que si chacun
de nous se renouvelle. Reconnaissons que nous sommes tous un mélange de peur
et de confiance, de lumière et de ténèbre, de haine et d’amour.
Le Père Thomas Philippe o.p. m’a conduit auprès des personnes handicapées
mentales et m’a encouragé non seulement à les aider mais à partager leur vie
à L’Arche. Il m’a dit : « Pour comprendre l’être humain dans sa profondeur,
il faut écouter les plus exclus d’entre eux».
Une personne trisomique m’a dit un jour « Si je devais naître aujourd’hui, on
me tuerait». Voilà la perspicacité de l’humain… Je finirai par Anna
Politkovskaïa, assassinée en Russie pour avoir dévoilé la corruption, les
mensonges et les injustices dans la société russe, et qui écrivait : «Une vie
qui n’est pas donnée pour que les plus humbles puissent vivre est une vie
perdue».
Jean Vanier
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