Quelques interrogations de Qoheleth
Job
s'était heurté au problème du malheur. S'il n'avait pas connu toutes les
épreuves que l'on sait, se serait-il demandé comment on peut rester en
communion avec Dieu quand on souffre pareillement ? Mais voici
quelqu'un, Qoheleth, qui a tout ce que peut désirer un homme et bien
au-delà (2/1-9) qui se pose pourtant une question qui semble aller plus
loin que celle de Job, la question du bonheur. Qu'est-ce que le bonheur ? Est-il possible d'en jouir ?
La réponse n'est pas évidente, car tout ce qu'un homme possède en son
immense avoir ne résiste pas à une analyse critique, qui aboutit à la
conclusion que tout n'est que fumée évanescente, tout est vanité, tout est
néant, tout est vapeur. Et c’est ainsi que, comme on a fait de l’Apocalypse
le livre des catastrophes et non celui de la Révélation,
l’Ecclésiaste, pourtant classé parmi les
écrits dits “de sagesse”, n’évoque
aujourd’hui que le vain et le banal. Est-il bien cela ?
Si pour
plusieurs, la Bible
reste un monument de certitudes, elle est pourtant née des interrogations
profondes à propos du sens de la vie, de la marche du monde, de la
fragilité de l’existence humaine et elle offre des réponses diverses,
parfois contradictoires et inachevées. Qoheleth est sans doute le chef de
file de ceux qui ont osé remettre en question les belles théories et les
certitudes tranquilles. Chercheur passionné, il réfléchit à voix haute sur
le sens et le non-sens de ce qu’il voit sous
le soleil, et rien n’échappe à son regard à la fois critique et
amoureux de la vie. Sa lecture est décapante, rafraîchissante et
essentielle pour quiconque prend au sérieux les enjeux de la condition
humaine.
Bien
sûr, l’entrée du livre de Qoheleth dans le canon de la Bible
n’est pas allée de soi. Il existait chez les savants juifs
des discussions sur sa « sainteté ».
L’école de Schammaï était résolument
hostile à sa canonisation ; celle de Hillel qui lui
était favorable, estimait qu’il était intouchable
et l’emporta au synode de Jamnia (90 après J.C.).
L’opposition à ce livre tenait surtout aux contradictions
qu’on croyait y relever. Par exemple, il annonce que le rire est
louable (2/2) puis, que le deuil est préférable au rire
(7/3). Quand il parle de la sagesse - sagesse humaine et non divine -
il déclare que sagesse et folie sont après tout
identiques (1/17) et ailleurs que la sagesse est plus précieuse
que tout (2/13 ; 7/11), et cela pour chacun de ses sujets. Il nous
conduit et nous oblige à voir le caractère vrai,
essentiellement contradictoire de l’existence humaine, en
elle-même : contradiction irréductible de
l’homme en tout, contradiction incompréhensible.
C’est grâce, nous le verrons plus loin, à son
attribution fictive à Salomon, et à
l’épilogue du livre (chapitre 12), qu’elle fut
rendue possible.
L’auteur de ce livre ne se présente pas par son propre nom,
mais plutôt par sa fonction (1/1) - il faudrait sans doute transcrire
l'hébreu plus correctement par Qoheleth, mais nous suivrons l'usage.
La traduction
grecque de la LXX,
puis la Vulgate
ont traduit par Ekklésiastès, d’où l’Ecclésiaste mot qui a donné ekklesia,
église, ecclésiastique. La racine hébraïque forme féminine
désignant la fonction (littéralement, celle qui rassemble) ou la
dignité, plutôt que l’homme qui la revêt, évoque toujours un rassemblement
de personnes. Le titre hébreu a été diversement interprété :
prédicateur, convocateur, chef de l’assemblée ou assembleur de maximes, en
tout cas ce mot joue ici le rôle d’un nom propre.
La tradition
juive disait du roi Salomon qu'il écrivit trois livres : le Cantique des
Cantiques, car lorsqu'un homme est jeune, il chante des chansons ; les
Proverbes, car lorsqu'un homme devient adulte, il façonne des proverbes et
l'Ecclésiaste, car lorsqu'un homme devient vieux, il chante la vanité et
l'insignifiance de toute chose. Notons en effet que le livre de
l’Ecclésiaste est une conclusion, la fin d’un chemin de vie et non un point
de départ.
L’homme qui a
écrit ces douze chapitres se présente comme fils de David, roi de
Jérusalem. A la suite de Luther, une minorité d’abord puis pour finir une majorité de critiques a abandonné
l’idée traditionnelle que Salomon aurait entièrement écrit le livre.
Quel qu’il puisse être en réalité, qu’il ait ou non quelque rapport avec le
roi Salomon de l’histoire, une chose est certaine, c’est que l’homme qui parle croit en Dieu. Il
ne fonde pas dans son livre la doctrine du scepticisme la plus large, la
plus réaliste et la plus franche qui soit quoiqu’en dise Ernest Renan.
L’Ecclésiaste est un homme qui est bien de ce monde, qui a appris à en
connaître par lui-même toutes les réalités, mais c’est un croyant.
Dieu ? Son nom est prononcé 40 fois dans ce livre ; mais ce n’est
pas le nom de Dieu que nous évoquons volontiers, que nous aimons et
comprenons. Non ! L’Ecclésiaste croit au Dieu qui reste souvent caché
et soumet les enfants des hommes à une lourde destinée. Nous avons là une
conception de Dieu d’une actualité qui n’est pas à démontrer : Dieu
inconnu et inconnaissable, nous échappera toujours, et on ne saurait dès
lors l’utiliser à notre service. Cette image de Dieu s’oppose à la foi
devenue idéologie.
Alors,
qui est Qoheleth ? Un pseudonyme ? L’auteur dernier, l’assembleur
de maximes qui se situe dans le contexte d’ironie et de mise en question
exprimée dans tout le livre ? Quoi qu’il en soit, le vieux roi aux
fabuleuses richesses s’y déguise en philosophe détaché de tout. Une telle
conclusion n’est pas exempte d’ironie.
L’auteur de ce livre ne se présente pas par son propre nom,
mais plutôt par sa fonction (1/1) - il faudrait sans doute transcrire
l'hébreu plus correctement par Qoheleth, mais nous suivrons l'usage.
La traduction
grecque de la LXX,
puis la Vulgate
ont traduit par Ekklésiastès, d’où l’Ecclésiaste mot qui a donné ekklesia,
église, ecclésiastique. La racine hébraïque forme féminine
désignant la fonction (littéralement, celle qui rassemble) ou la
dignité, plutôt que l’homme qui la revêt, évoque toujours un rassemblement
de personnes. Le titre hébreu a été diversement interprété :
prédicateur, convocateur, chef de l’assemblée ou assembleur de maximes, en
tout cas ce mot joue ici le rôle d’un nom propre.
La tradition
juive disait du roi Salomon qu'il écrivit trois livres : le Cantique des
Cantiques, car lorsqu'un homme est jeune, il chante des chansons ; les
Proverbes, car lorsqu'un homme devient adulte, il façonne des proverbes et
l'Ecclésiaste, car lorsqu'un homme devient vieux, il chante la vanité et
l'insignifiance de toute chose. Notons en effet que le livre de
l’Ecclésiaste est une conclusion, la fin d’un chemin de vie et non un point
de départ.
L’homme qui a
écrit ces douze chapitres se présente comme fils de David, roi de
Jérusalem. A la suite de Luther, une minorité d’abord puis pour finir une majorité de critiques a abandonné
l’idée traditionnelle que Salomon aurait entièrement écrit le livre.
Quel qu’il puisse être en réalité, qu’il ait ou non quelque rapport avec le
roi Salomon de l’histoire, une chose est certaine, c’est que l’homme qui parle croit en Dieu. Il
ne fonde pas dans son livre la doctrine du scepticisme la plus large, la
plus réaliste et la plus franche qui soit quoiqu’en dise Ernest Renan.
L’Ecclésiaste est un homme qui est bien de ce monde, qui a appris à en
connaître par lui-même toutes les réalités, mais c’est un croyant.
Dieu ? Son nom est prononcé 40 fois dans ce livre ; mais ce n’est
pas le nom de Dieu que nous évoquons volontiers, que nous aimons et
comprenons. Non ! L’Ecclésiaste croit au Dieu qui reste souvent caché
et soumet les enfants des hommes à une lourde destinée. Nous avons là une
conception de Dieu d’une actualité qui n’est pas à démontrer : Dieu
inconnu et inconnaissable, nous échappera toujours, et on ne saurait dès lors
l’utiliser à notre service. Cette image de Dieu s’oppose à la foi devenue
idéologie.
Alors,
qui est Qoheleth ? Un pseudonyme ? L’auteur dernier, l’assembleur
de maximes qui se situe dans le contexte d’ironie et de mise en question
exprimée dans tout le livre ? Quoi qu’il en soit, le vieux roi aux
fabuleuses richesses s’y déguise en philosophe détaché de tout. Une telle
conclusion n’est pas exempte d’ironie.
Les arguments en faveur d’une
composition tardive se fondent surtout sur les données linguistiques du texte
lui-même. La langue de l’Ecclésiaste, dans son vocabulaire et dans sa
construction syntactique n’est pas celle du Xe siècle av. J.C. ; son
hébreu est unique dans l’AT. On y retrouve des emprunts à la langue perse
et l’influence de l’araméen. Tout concorde pour le dater du IIIe siècle
avant notre ère, à l’époque où la
Judée était intégrée à l’empire des Ptolémées (305 à 31
av. J.C.) avec, d’après le Dictionnaire du judaïsme (p. 210), une
préférence pour la la seconde moitié, probablement sous Antiochos le Grand
(222 à 187 av. J.C.). Les quatre fragments de Qoheleth provenant de la
grotte IV de Qumram, une des plus riches, et un long fragment de cinq
chapitres trouvé dans les ruines de Massada, la dernière forteresse des
zélotes, excluent toute date plus tardive que 150 avant Jésus Christ.
L’Ecclésiaste
serait donc post exilique. Mais, il ne peut guère y avoir de doute sur
l’intention de l’auteur. Pour donner du poids à ses idées, à une époque où
il n’y avait plus de roi, il se dit fils de David, roi d’Israël et roi de
Jérusalem. Le jour où Qoheleth désirera évoquer le plus grandiose exemple
de sagesse, de science, de vie fortunée et comblée, aucun autre nom que
celui de Salomon ne pourra venir sous sa plume. Il utilise un procédé
littéraire permettant à un auteur tardif et inconnu de présenter son
message avec plus d’efficacité. Les anciens en effet plaçaient sous le nom
d’un modèle archétypal d’une œuvre tout ce qui se rapporte à ce genre.
Ainsi toutes les lois seront sous le nom de Moïse, le législateur idéal et
tout ce qui est de l’ordre de la sagesse, sous le nom de Salomon le modèle
idéal de l’énonciateur de sagesse. Qoheleth
se place sous le patronage de l’homme de l’ouverture au monde qui voulait
recevoir de Dieu la sagesse et qui est censé avoir dit : c’est la
gloire de Dieu de cacher les choses et la gloire des rois de scruter ces
choses, Prov. 25/2 (D. Lys).
La
recherche de l’influence dominante, grecque, égyptienne, babylonienne,
asiatique, n’est pas à propos ici. Il est certain qu’un professeur de
sagesse à Jérusalem, au milieu du IIIe siècle avant notre ère, était
l’héritier, conscient ou non, d’une sagesse plusieurs fois millénaire.
Lorsque parut Qoheleth les plus grands génies de la philosophie grecque
avaient disparu. Socrate, Platon et Aristote étaient morts depuis
longtemps, mais, il accueillait les échos de la philosophie grecque. Deux
écoles subsistaient qui exerçaient une immense influence et qui durant des
siècles allaient continuer à former la pensée : le stoïcisme et l’épicurisme.
Il est évident que Qoheleth a été profondément marqué par la pensée
hellénistique surtout celle du véritable Epicure, pensée profondément
philosophique et presque monastique. C’est la première manifestation indiscutable de l’hellénisme dans la pensée
juive. Il sentait aussi revivre en lui les problèmes qui avaient
inquiété les sages des vallées du Nil et de l’Euphrate. Qoheleth a donc les
yeux tournés vers les trésors du passé. Une certitude : ce livre est
écrit dans un lieu qui est carrefour de civilisations, où des opinions et
des idées multiples devaient y être répandues. Mais avant tout, il est bien
juif, il atteste la spécificité de la Révélation en Israël.
Qoheleth s’est plongé dans
toute la possibilité humaine, et il a vu ce qui était possible et il a parlé avec
sérénité, acuité, rigueur, de son expérience. Il se met, lui, Qoheleth,
totalement en question en commençant par montrer tout ce qu’il a fait et
apprendre que cela était rien. Qoheleth est le contestataire absolu. Il
affirme tantôt que le bonheur n’est rien, et ailleurs que la seule chose
que l’homme puisse faire raisonnablement dans la vie, c’est de prendre de
la joie.
Qoheleth
aime l’argent et la richesse dans la mesure où ils permettent une vie
confortable ; mais il les craint à partir du moment où le souci de les
acquérir empoisonne la vie (5/9-16). Il condamne la rapacité des
aristocrates et des riches insatiables qui raffolent de parader. Ce n’est
donc pas nouveau si l’on songe aux grands procès pour délits financiers. Qoheleth
s’en tient à l’absurdité de cette conduite. Amasser des trésors et la nuit
ne plus pouvoir dormir (5/11), thème d’une fable bien connue. L’évangile ne
transformera pas fondamentalement cet énoncé. Jésus condamnera lui aussi
l’inquiétude de ceux qui cherchent avec avidité les biens terrestres !
(Lc. 12/13-21). Lui-même sera accusé par ses ennemis de manger et de boire,
d’être un glouton (Mc. 2/15-17). On ne lui reproche pas son ascèse, comme à
son Maître Jean, mais sa goinfrerie ! ! ! (Mt. 11/19).
Quant
au récit du malheur du riche ruiné, qui n’a plus rien à léguer à son fils
(5/12-13), Qoheleth l’a peut-être imaginé à la lecture du livre de Job 1/21
que rappelle la phrase : « Tel
qu’il était né du ventre de sa mère, tout nu il repartira. »
Par
contraste Qoheleth en revient à ses propositions pour une vie heureuse (5/
17-19). La vie est courte, le seul bien-être sans mélange est l’absence de
soucis. Le corps doit être nourri et abreuvé, c’est là un don de Dieu. La
richesse est donc bonne à condition d’en user sans en abuser. Et Dieu l’a
voulu telle. Mais pourquoi y consacrer sa vie et que d’aléas dans l’usage
de cette richesse (6/1-2). Il est des hommes à qui leur santé ou la mort
enlèvent leur fortune. Elle passe aux mains de leurs héritiers et c’est
l’autre qui consommera tout et pour lui, c’est une souffrance et un
scandale pour Qoheleth (2/18-23 et 6/3-9). Les lecteurs de Qoheleth se
souvenaient sans doute des conditions désastreuses dans lesquelles s’était
ouverte la succession du Salomon de l’histoire. Ils se rappelaient la
sottise de Roboam qui avait abouti au schisme. Ainsi le plus sage des rois
avait-il eu pour héritier un fils stupide (I Rois12).
L’homme
qui plaît à Dieu est d’après l’Ecclésiaste celui qui possède sagesse,
science et joie, c’est à dire celui qui use de sa sagesse et de sa science
pour jouir des biens du monde en chassant la crainte. En revanche, Qoheleth
nomme imbécile celui qui passe son temps à accumuler dans l’anxiété. La
bénédiction divine c’est la joie de vivre, l’inquiétude est une
malédiction. Ainsi, l’ascétisme de l’avare, les insomnies de l’ambitieux,
la recherche ardente de la volonté de puissance, Jésus et Qoheleth sont
d’accord pour les réprouver !
Qoheleth
insiste aussi sur la dépendance de toute réussite par rapport au temps. Il
n’y a qu’à relire les chapitres 3 et 12 : Il y a un temps pour toute chose sous le soleil et jeune homme souviens-toi de ton créateur
durant ta jeunesse. Qu’importe les héros des dynasties antédiluviennes,
qu’importent les 979 ans de Mathusalem, s’il n’a pas été heureux. Le temps
ne nous appartient pas, aujourd’hui comme il y a 2500 ans, c’est la seule
chose que nous ne puissions en rien maîtriser !
En
conclusion, la morale traditionnelle affirmait que celui qui accomplit la
volonté de Dieu doit être heureux. Qoheleth en gauchisant le sens des
termes laissés par ses prédécesseurs affirme que celui qui est heureux suit
la volonté de Dieu.
La
sagesse des professeurs appelait le pécheur un fou. Qoheleth aussi, mais il
se réserve le droit de définir le mot. Un
pécheur est celui qui néglige de s’efforcer de progresser dans le bonheur.
Il faut donc prendre garde au sens particulier que Qoheleth donne au
vocabulaire traditionnel des sages, (R.Gordis, Koheleth, The man and his
world, New York, 1951).
Jamais la pensée hébraïque ne fut doloriste.
Si nous pouvons réunir les
perles de ce livre et les suivre selon le fil conducteur clairement
indiqué : un bout du fil est la vanité, l’autre bout, Dieu présent.
Voici
donc l’éloge de la fragilité ! Voilà la leçon de Qoheleth !
Nicole Vernet
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