L’être chrétien de l’apôtre Paul[i] [ii]

D'emblée, le langage paulinien attire l’attention, avec sa formule la plus fameuse : « Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Mais on bute également sur la répétition des expressions en Christ ou avec Christ. « Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature » (2 Co 5,17). « Par le baptême, en sa mort, nous avons été ensevelis avec lui... si nous avons été totalement unis, assimilés à sa mort, nous le serons aussi à sa résurrection » (Rm 6,4.5). À quelle réalité Paul fait-il concrètement référence ?

1.    À l'impossibilité de connaître Dieu, Paul propose la médiation par Christ, centrée sur Christ. Il rejoint en cela la conviction exprimée dans les quatre Évangiles[iii] : « Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11,27 ; Lc 10,22-23).

2.    Pour Paul accéder à la connaissance de Dieu n'est donc pas le résultat d'une quête, mais le fruit d'un don de l'Esprit[iv].

3.    Pour Paul, connaître Dieu tient du renversement dans l'ordre de la connaissance. Ce renversement (je m’explique), l'apôtre ne l'énonce nulle part plus nettement que lorsqu'il s'adresse aux Galates en 4,9 : « Maintenant que vous connaissez Dieu - et Paul se reprend - ou plutôt que vous êtes connus de lui ». Connaître Dieu, c'est être saisi, connu, par lui (2 Co 4,6). Conviction déjà vécue et chantée dans la piété juive par l’auteur du Psaume 139, 1-3 : « Éternel ! tu me sondes et tu me connais, tu sais quand je m'assieds et quand je me lève, tu pénètres de loin ma pensée; tu sais quand je marche et quand je me couche, et tu pénètres toutes mes voies ».

Les tournures en Christ, Christ en moi, Christ en vous, évoquent l'habitation réciproque du Christ et des croyants, ou si l'on préfère, la communion du Christ et des croyants. Il est significatif que toutes ces tournures, sans exception, s'appliquent à la condition chrétienne en général, pour désigner la réalité du salut : elles ne sont pas réservées au statut apostolique mais à tous. [Cela est vrai de la formule en Christ, mais aussi de la formule Christ en moi, puisque Paul peut tout aussi bien la relayer par Christ en vous (Ga 4,19; Rm 8,10 ; succession en 2 Co 13,3.5)]. Cette dimension qui englobe tous ceux qui croit en Jésus, cette dimension communautaire, se vérifie particulièrement par la désignation de la communauté comme corps du Christ. Le rapprochement que l'on peut faire entre Christ en vous et corps de Christ fait d'ailleurs comprendre pourquoi il est possible de traduire aussi bien sur un registre personnel (Christ à l'intérieur de vous) que sur un registre ecclésiologique (Christ parmi vous). Ces tournures chez Paul fondent une spiritualité communautaire, applicable à tout croyant, et non pas une spiritualité réservée à une élite[v].

Il faut expliquer trois choses:

-          1) pourquoi l'expression Christ en vous décrit la spiritualité chrétienne ;

-          2) comment Paul utilise l’expression d'« habitation dans »

-          3) s'origine la dimension communautaire de cette spiritualité paulinienne.

Ce sont les trois questions que nous développons maintenant.

1.    « Christ en vous »

Comment Paul comprend-il la tournure Christ en vous? Rm 8,10 servira d'exemple : « Si Christ est en vous, votre corps certes est voué à la mort à cause du péché, mais l'Esprit est votre vie à cause de la justice ». Dans la pensée de Paul, Christ, qui est sagesse de Dieu et l'Esprit, qui est force (= souffle, inspiration) de Dieu habitant les croyants, sont en effet très proches. Si proches, même, que Paul peut aller jusqu'à identifier quasiment Christ et l'Esprit. En Rm 8, après avoir formulé « Christ est en vous» (v. 10), Paul poursuit un verset plus loin en parlant « son Esprit (de Dieu) qui habite en vous » (8,11)[vi].

2.    La mort du moi

Si l’on cherche à comprendre l’expression d’« habitation dans », il faut reprendre l’expression citée dans Galates (2, 19-20) : «  Car moi, par la Loi, je suis mort à la Loi, afin de vivre pour Dieu. Je suis co-crucifié avec Christ ; je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi ». On ne peut être plus au cœur de l’expérience spirituelle décrite par Paul[vii] Le vocabulaire mort/vie de l’expérience spirituelle explique, illustre, décrit de façon imagée, comment l’homme (juridiquement) justifié par Christ est transformé :

-          Le terme « justifié » (= rendu juste [voir v. 16, « l’homme est justifié, non par les œuvres de la loi, mais par la foi en JC »]) exprime l’absolue gratuité de la vie nouvelle (c’est le vocabulaire juridique de la justification)

-          Le terme qui lui succède dit, décrit, l’expérimentation existentielle de cette justification, de cette réconciliation dans la vie croyante : elle est comparable à une mort et à une résurrection.

Le processus de justification s’opère en l'homme et en la femme croyante par une mort du moi, qui rend l'existence transparente à la vie et à l'agir du Christ : le croyant est pour ainsi dire sorti de lui-même (=mort à lui-même) pour être transféré (et vivre) dans la sphère dynamique de l’Esprit.

3.    Une dimension communautaire

Troisième question à présent : où s'origine la dimension communautaire de la spiritualité de Paul ? Pour les premiers chrétiens, c'est dans le baptême qu'advient le don de l'Esprit (1 Co 6,11 ; 2 Co 1,22). C'est par le baptême que le croyant revêt Christ (Ga 3,27). Le baptême introduit dans une nouvelle réalité, advenue en Christ, et cette réalité est que « vous êtes un », c'est-à-dire non plus juif ou Grec, esclave ou homme libre, masculin ou féminin (Ga 3,28).

On peut parler d’une spiritualité « objective » chez Paul (Albert Schweitzer) : la certitude du salut se fonde sur l'acte objectif du baptême[viii], qui est le sceau de la vie nouvelle, plutôt que sur la subjectivité de l'expérience personnelle.

Que vient-il à l’esprit de Paul lorsqu’il pense « être en Christ » ou lorsqu’il pense « corps du Christ » ? Quand Paul utilise le terme de « corps » il signifie la présence du Christ aux croyants et des croyants au Christ, il souligne la réalité de cette réciproque présence.

Concluons. Devenir chrétien, « basculer » dans « l’être chrétien », c’est une grâce ; c’est le don gratuit de la justification, c’est l’entrée dans la sphère « en Christ », c’est aussi s’installer dans la « sphère de l’Esprit ». Ce transfert donné à tout baptisé[ix] a pour Paul la violence d’un processus de mort et de résurrection (Gal 2, 19-20, Rom 6, 1-11). Il exprime cette illumination de notre esprit par l’Esprit Saint qui accompagne la découverte du salut pour moi, pour nous tous.

Il est ressuscité, vraiment ressuscité.

Avec Lui, nous sommes vraiment ressuscité.

 

Partage biblique
avec le groupe œcuménique de Valenciennes
à Corinthe, le 14 avril 2010

Philippe Vernet

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[i] Mais au sein du Nouveau Testament, le vocabulaire mystique de Paul ne fait pas exception. Dans les évangiles, un récit de vision comme la Transfiguration (Mc 9,2-10) offre tous les traits d'une expérience mystique narrativisée. Une telle expérience est affectée à Jésus dans le logion de Lc 10,18 : «Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair ». Etienne aussi, lors de son martyre, contemple « les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu» (Ac 7,56).

 

[ii] La mystique dont fait état le Nouveau Testament doit être pensée à partir de son bassin d'origine, qui est le judaïsme hellénisé : le premier christianisme a pu trouver dans la tradition juive de son temps les modèles de sa quête mystique. Le Dieu de Jésus Christ, dont la connaissance passe par la médiation incontournable de l'histoire, peut être en même temps le Dieu perçu intimement dans l'intériorité du moi croyant.

 

[iii] ce logion de la Source des logîa

 

[iv] car L'Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu (1 Corinthiens 2, 10).

[v] L'apôtre Paul fait état de trois expériences ou pratiques personnelles : la révélation sur le chemin de Damas (Ga 1,15-16; 1 Co 9,1), un ravissement au ciel (2 Co 12,1-9) et la pratique de la glossolalie (1 Co 14,18). Mais jamais il ne confère à ses propres expériences spirituelles une valeur exemplaire pour la condition croyante. Ce n’est en aucun cas la pierre de touche d’une « vraie » foi au Christ

 

[vi] Cette notion d'une habitation du Christ dans les croyants a pu être forgée dans la pensée paulinienne, parce qu’il existait déjà dans le judaïsme hellénistique l'identification Sagesse – Esprit. C'est à partir de l’identification de la sagesse et de l'Esprit (enracinée dans le judaïsme hellénistique et que l’on rencontre dans la Sagesse de Salomon), ou de l’identification du logos et de l'Esprit (rencontrée chez Philon d’Alexandrie) qu'il faut comprendre l'assimilation à laquelle Paul procède fréquemment du Christ et de l'Esprit.

 

[vii] Qui parle donc ici ? Paul ? Mais Paul nous dit qu’il ne vit plus ! Qui donc parle ? Cette boutade, attire l’attention sur la profondeur du processus auquel Paul fait écho : la mort du moi et même plus, le changement de sujet : c'est Christ qui vit en moi et devient le nouveau sujet de sa vie. On ne peut être plus au cœur de l’expérience spirituelle décrite par Paul. La mort à la Loi constitue la signature de l’être croyant (v. 15).

[viii] La spiritualité communautaire de Paul ne repose donc pas sur les expériences spirituelles de quelques uns, [ni sur l’appartenance à une patrie, ni sur l’appartenance à une institution,] mais sur la condition baptismale de tout croyant.

 

[ix] Ce n’est pas une mystique, la mystique constituant un phénomène d'approfondissement au sein d'une religion donnée.

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