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Au commencement la parole |
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Au commencement la parole 1. La
traduction 2. La lecture 1. La traduction Au
commencement était la parole, et la parole était auprès de Dieu et la parole
était Dieu. * * * * * 2. La
lecture Au commencement, disent les
savants, étaient, en de ça des étoiles, les falaises de la nuit, et il arriva
qu’un galet se fracasse, se disperse, et aujourd’hui encore il continue sa
fuite. Sa poussière a fait le jour et l’ombre, les mondes et leurs cales pleines,
où la Ronde de Nuit, l’Art de la Fugue, et cet éternel « Qui
suis-je ? » dont d’orne tout front d’homme, jettent leur
surprenante lueur. Jeux croisés d’un hasard et
d’un système : ainsi en décrète la science. Mais voici une autre version
des faits : « Au commencement était la parole. » Dans
l’effrayant silence, dans cette nuit et cet envol de poussières, une
parole ! Le commencement est dit !
Quelqu’un est là, car seul quelqu’un parle. Et il n’est pas seul puisqu’il
parle. Déjà avec nous. La voix lance des noms et sème l’esprit. Toute la foi s’inclut en trois
mots : « Au commencement était la parole. » Ainsi l’abîme
était un berceau, l’émeute dans le vide, un clin d’œil jusqu’à nous. Sous la
voix de Dieu, les cieux non séparés annonçaient un jardin. Et la parole
inaugure l’œuvre des sept jours puis la couronne. Au premier, elle invente
l’aurore. Au dernier, elle bénit l’homme et la femme. Science et foi se mettent-elles
en contradiction ? Parole ici, là aveugle explosion de débris ?
Allons donc ! Que dit la science qui effare l’homme de foi ? Elle a
nié le verbe originel mais lui reprend cet usage de parole sans laquelle elle
ne saurait dire que le monde est muet donc ne l’est pas. Car la science qui
nie le langage originel est tout entière langage ; elle déroule son
discours solennel, avec ses galaxies, ses courses d’électrons, ses
années-lumière, ses principes, le ciel dont elle a fait un dictionnaire, et
ce Big-Bang qui retentit comme une volée de cloches dans la nuit éternelle.
Elle aussi écrit dans le livre immense de la culture. Elle a beau s’en moquer, elle
n’a pas rompu avec le temps de l’ignorance, où l’homme se racontait des
histoires –ainsi en juge-t-elle- et elle n’a fait que reprendre le relais des
prophéties, des hymnes, des législations qui exprimaient non moins
qu’aujourd’hui la passion de l’homme à se connaître, se comprendre et se
placer dans l’univers. En dépit de leurs expressions antagonistes, science et
croyances entrecroisent leurs légendes, confondent leurs fidélités et nouent
dans une gerbe inoubliable toutes les moissons de l’esprit. Mais d’interrogation en
interrogation, notre inquiétude vient buter sur un seuil interdit. Parvenue
au rebord infini, toute parole s’arrête, pour laisser gronder en contrebas la
grande rumeur des origines. Les langages étaient différents, mais quelle
communion entre les silences ! Le prophète se tait de Dieu et du mystère
de Son Verbe, le savant n’a plus mots ni syllabes pour dire les temps d’avant
les temps. Rien ne perce du farouche et grand secret que
l’univers oppose à l’intelligence. Le savent et le prophète, le contemporain
et l’archaïque mêlent leurs impuissances et tournent vers Dieu la même face
voilée. Dans son émoi, saint Jean oublie de déplier la
longue chaîne des générations qui nouent les mains des pères et des fils et
des pères et des fils… Ces patiences terrestres sont inutiles sans
doute : qu’importent les généalogies qui, chez Luc et Matthieu, montent
et descendent l’échelle des âges ? Ici, la voix immense des origines crie dans les
steppes du temps et met en branle la caravane humaine. Nous sommes donc les enfants de la haute parole
derrière nous et son souffle nous soulève jusqu’au vertige. Et que de fois nous guettons
dans les aveux des hommes le grand souffle vivant qui sortit de la bouche de
Dieu ! Ce qu’il y a de plus beau en nous, c’est ce verbe désormais muet,
dont nous cherchons l’écho sur des lèvres aimées ou dans les expressions
véhémentes de l’art. La parole était Dieu.
Maintenant elle est nous, et nous sommes livrés à la meute des sons, aux
dispersions de nos langues, aux désaccords de nos pensées. Il faut nous
pardonner si nous sommes indignes de cette lyre immense que Dieu toucha le
premier. Nous usons des mots à notre gré, libres d’en jouer, de les mettre en
musique, en couleurs et en vers, de délirer, menacer, supplier, soupirer,
dire des sottises. A cette parole qui s’est faite notre humble chair, il
reste cependant quelque chose de la puissante voix qui remua les profondeurs
du monde : nous parlons chacun avec un accent unique, inimitable, et ces
secrets mille fois dits, nous les murmurons comme si personne avant nous ne
les avait percés. Et qui aime entend monter de son cœur le premier chant
d’amour, et qui souffre, la douleur lui arrache les cris de tous, mais eux
aussi retentissent comme si jamais n’avait été déchiré le silence. Nous sommes des initiateurs, et
avec des sentiments usés, des mots ressassés et des banales expériences, nous
composons d’étonnants poèmes, et notre voix hésite, comme si elle explorait
les ressources inconnues du langage. Nous aussi avons part à cette suprême
nouveauté : nous parlons au commencement. Au commencement est notre
verbe. France
Quéré, Une lecture de l’évangile de Jean, 1987, Desclée de Brouwer
éditeur, 78 bis, rue des Saints-Pères, 75007 Paris, pages 9-13. Lire dans la préface, les
circonstances de la traduction et de la lecture de cet Evangile par France Quéré. Cliquer ici. |
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