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Méditation sur Marc 14, 22 |
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Mots-clés: Cène, Repas du Seigneur, Prédication Là où est le
pain partagé La
veille de sa mort, Jésus rassemble ses disciples, pour
célébrer avec eux la Pâque, le repas pris à ce moment-là dans toutes les
familles juives en mémoire de la sortie d’Egypte (Exode 12). Tout en
s’inscrivant dans cette tradition qui se souvient aussi de la manne que Dieu
a donnée à son peuple au désert (Exode 16), ce repas est, selon les trois
évangiles, investi d’un sens nouveau : -
Il
est anticipation du banquet céleste. Il est célébré dans l’attente du retour
du Seigneur et de l’instauration du Royaume de Dieu. -
Il
obtient son sens à travers la mort du Christ qui est le moment où Dieu scelle
une nouvelle Alliance avec l’humanité. Dans
la Sainte-Cène, il y a le pain et le vin. Je me contenterai aujourd'hui
d'essayer d'écouter avec vous la première parole de Jésus, celle qu'on
traduit habituellement: « Ceci est mon
corps. » * *
* Ce récit de l'institution de la
Sainte-Cène, comme on dit – ou de l'eucharistie, si l'on préfère -, veut nous
décrire le lieu de la communion de tous les disciples de Jésus entre eux et
avec leur maître. Dans les faits cependant, il faut
bien le constater, hélas, le repas du Seigneur est- on se demande s'il ne
faudrait pas dire par excellence - le lieu de la division de ceux qui se disent disciples
de Jésus. On l'a bien vu par exemple au moment de la Réforme dans ces
querelles insolubles sur ce qu'on a appelé la « présence réelle » du Christ dans les espèces du pain et du vin, l'Église
romaine s'opposant aux Eglises de la Réforme, et ces dernières ne parvenant
pas même à s'accorder entre elles sur la signification de cette commémoration
du dernier repas de Jésus. Aujourd'hui il y a intercommunion entre les
Églises luthérienne et réformée, mais toujours pas entre l'Église romaine et
les Églises de la Réforme. * *
* Pourquoi
ce grand scandale? Parce que, semble-t-il, au-delà des
données du récit évangélique que nous avons lu, les Églises font intervenir
des considérations qui leur sont particulières et qu'elles considèrent comme
sacrées. Pour simplifier je me bornerai à dire quelques mots des querelles
qui ont déchiré les Églises d'Occident à l'époque de la Réforme au sujet de
cette déclaration bien connue de Jésus : Ceci est mon corps. Tout
le monde s'accordait alors à reconnaître dans le ceci le pain que
Jésus distribue à ses disciples. Mais du côté catholique romain on affirmait
que ce pain changeait en quelque sorte de nature, qu'il devenait quasi
physiquement le corps du Christ. On parlait de « transsubstantiation ». -
Mais
non, disaient les luthériens, il n'y a pas changement de nature du pain, il y
a « consubstantiation », c'est-à-dire que
la présence du Christ est en quelque sorte juxtaposée à celle du pain, le
pain restant du pain. -
Mais
non, disaient les réformés, le pain de la Cène est tout simplement le « signe » de
la présence spirituelle du Christ. Il n'est jamais rien d'autre que du pain. Ainsi le verbe être, pourtant
si banal dans toutes les langues, n'avait donc pas la même signification pour
les uns et pour les autres. La phrase Ceci est mon corps, signifie-t-elle
qu'il y a identité de nature entre le pain et le corps de Jésus ? Ou
signifie-t-elle qu'il y a une relation de symbole entre les deux ? * *
* Il faut le reconnaître, la Bible ne
s'intéresse guère à ce que les choses et les gens sont en eux-mêmes,
contrairement par exemple à la philosophie grecque d'Aristote, qui a
longtemps servi de cadre à la pensée de l'Église catholique romaine.
D'ailleurs dans le texte grec du récit il n'y a pas de verbe du tout. On lit
simplement : Ceci... mon corps. En revanche la Bible s'intéresse davantage à ce que les
choses, les gestes et les événements signifient, à leur valeur de
symboles. C'est évidemment une tout autre façon de voir le monde et la
vie. Pour comprendre la Bible, il ne faut donc pas commencer par chausser les lunettes
d'Aristote ou de tout autre système de pensée, même à la mode. Il faut
apprendre de la Bible elle-même comment elle veut être lue. Depuis
l'encyclique Divino afflante Spiritu les biblistes catholiques ont
enfin cette liberté. C'est ainsi qu'à propos du texte qui nous occupe on peut
lire aujourd'hui sous la plume d'un de leurs commentateurs contemporains : « La parole de Jésus ne veut pas […] définir quelque nouvel état du pain ... », Voilà
un constat qui, sous une plume catholique autorisée, aurait été impensable il
y a moins d'un siècle. Réjouissons-nous donc qu'il soit enfin devenu
possible. Malheureusement ce que disent ou
écrivent les biblistes, à quelque confession d'ailleurs qu'ils appartiennent,
n'a guère d'influence sur l'institution ecclésiastique dont ils dépendent.
Les Églises, en effet, sont des organismes profondément conservateurs. Tout
autant que les individus que nous sommes, elles détestent être remises en
question. On continue donc comme on a fait jusqu'à présent; on ne change
rien. Peut-être n'en sera-t-il pas toujours ainsi. Il n'y a donc pas de
raison pour que les biblistes se découragent et renoncent à dire ce qu'ils
trouvent dans la Bible. Il faudra bien qu'un jour vienne où le message de la
Bible sera complètement dégagé des nombreuses subtilités inutiles qui le
défigurent et enfin entendu tel qu'il veut l'être ! * *
* Comment la Bible nous invite-t-elle
donc à comprendre ces quelques mots que Jésus prononce en distribuant aux
siens le pain du repas de la Pâque, repas dont Jésus sait déjà fort bien
qu'il va être pour lui le dernier ? Dans ce qu'il dit en rompant le pain
et en le distribuant à ses disciples, il parle de son corps. Mais
attention : dans la Bible, mon corps, ce n'est pas une partie de
moi-même, la partie matérielle en quelque sorte, par opposition à une
prétendue partie spirituelle. Cette façon de voir les choses, qui correspond
d'ailleurs souvent à ce qu'on nous a plus ou moins directement enseigné, est
grecque; elle n'a rien de biblique. Elle ne peut en tout cas pas nous aider à
comprendre ce que Jésus a voulu dire. Elle ne peut même que déformer son
message. Dans la Bible, mon
corps, c'est
moi tout simplement, et en particulier moi en tant que je suis là
maintenant devant vous. Quand Jésus mentionne son corps, il parle donc de lui-même,
inséparable évidemment du message de salut dont il est chargé pour
l'humanité, inséparable du Règne de Dieu qu'il offre aux humains, de
ce monde nouveau où il appelle chacune et chacun à entrer, inséparable en
somme de tout ce pour quoi il va consentir à sacrifier sa vie. C'est comme
s'il disait : « Je suis là et le monde nouveau de Dieu est là quand il y a ceci. » * *
* Mais
ceci, qu'est-ce que c'est ? En
tout cas c'est l'élément important de la phrase. Si on tient compte en effet
de la manière dont la langue du Nouveau Testament met en valeur tel élément
de la phrase, on devrait rendre ainsi les quelques mots de Jésus : Mon
corps, c'est ceci. L'accent porte sur le ceci. À quoi Jésus
fait-il alors allusion ? Est-ce au pain ? À examiner le récit de Marc on constate
que Jésus se réfère
probablement non pas tant au pain lui-même, mais à ce qu'il fait du pain.
Si le récit, en effet, s'intéressait à la nature du pain, il aurait choisi le
mot araméen ou grec qui désigne le « pain sans levain », puisque
c'est ce type de pain qu'on mangeait lors de la fête de la Pâque. Mais le
récit a choisi le terme général de « pain », signe que le récit ne
s'intéresse pas à la nature particulière du pain en question. En revanche ce
qu'il décrit en détail, ce sont les gestes successifs de Jésus: Il prit du
pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit et le leur donna. Le « ceci » de la
phrase de Jésus se rapporte donc selon toute vraisemblance à ce que Jésus fait du pain. À propos, pourquoi
doit-il rompre le pain -qui était en forme de grosse galette- ?
Ce n'est évidemment pas dans le seul but de le casser! Tout simplement c'est pour le partager afin que
chacun en ait sa part. Si Jésus rompt le pain, c'est essentiellement pour le
partager entre ses disciples. Le ceci ne désigne donc pas
le pain lui-même, mais le-partage du pain On pourrait traduire : Jésus
le partagea et le leur donna. Selon la coutume de la Pâque juive, le
maître de maison prenait du pain, prononçait alors la bénédiction appropriée
et détachait un morceau pour chacun des convives. Jésus effectue donc le geste qui est traditionnel dans le
judaïsme de son temps, mais il lui donne un sens tout nouveau. C'est comme s'i!
disait: « Là où le pain est partagé, * *
* À côté du service le partage est un
des mots d'ordre essentiels du monde nouveau de Dieu. Certes, service et partage sont
des choses que les humains ne pratiquent guère volontiers. Mais pour Jésus, ce sont des clés
pour le salut de l'humanité. En ce qui concerne le partage,
l'Évangile nous l'a montré en action, si l'on peut dire, de façon
particulièrement frappante, lorsque
Jésus a nourri les cinq mille hommes. Alors que les disciples voulaient
renvoyer tout ce monde pour que chacun se débrouille au mieux et trouve
quelque chose à manger, Jésus les a invités au contraire à donner le peu
qu'ils avaient pour leur propre repas - il leur a même un peu forcé la main,
il faut bien le dire - et lui-même l'a partagé entre tous. Le miracle du monde nouveau de Dieu,
c'est alors que tous ont pu manger à leur faim. Ce n'est donc pas un hasard si,
racontant ce miracle du pain partagé, Marc a repris les termes mêmes qu'on
trouve dans le récit du dernier repas de Jésus : Jésus prit les cinq
pains et les deux poissons... puis il prononça la bénédiction, rompit les pains et les donna aux
disciples pour qu'ils les offrent... (Marc 6,41). Le thème est le même :
Jésus est là, le monde
nouveau de Dieu prend pied sur notre terre dès que l'on commence à partager.
C'est cela que Jésus rappelle
aux siens lors de sa dernière célébration de la Pâque juive. C'est un des
aspects de son testament spirituel. C'est pour cela qu'il va sacrifier sa
vie. * *
* On ne peut manquer alors de se poser
plusieurs questions. Une première est celle-ci: Est-ce que notre façon de
célébrer la Cène montre clairement que le partage est au centre de la vie de
la communauté des disciples de Jésus ? Il y a quelques années Max-Alain
Chevallier a publié un remarquable livret intitulé La Prédication de la
croix. Il y montrait que les divers livres du Nouveau Testament
comprennent la mort de Jésus non pas de façon uniforme, comme on pourrait le
penser en considérant l'enseignement traditionnel des Églises, mais au
contraire de façons assez diverses. En conséquence il montrait que la Cène,
qui s'y réfère, devrait elle-même pouvoir être célébrée de façons
différentes. Or nos liturgies sont trop riches. Pour une seule et même
célébration elles accumulent toutes les significations suggérées par le
Nouveau Testament et cette surabondance les rend difficiles à suivre. Ne
conviendrait-il pas, demandait en substance le bibliste, d'envisager
différents types de liturgie de Sainte-Cène, centrées chacune sur un des
aspects de la Cène, et susceptibles d'être utilisées par rotation selon les
moments de l'année ? Malheureusement cette suggestion ne
semble pas avoir été entendue. Malgré d'incontestables qualités en ce qui
concerne la simplicité, la clarté et la profondeur de l'expression, la
liturgie actuelle qui nous est proposée ne s'est pas libérée de la tradition
pour essayer de rendre vraiment justice aux données de l'Évangile. Sur ce
point elle n'a guère fait que codifier des usages établis. Et on peut le regretter.
Mais, s'il est vrai que nous ne sommes pas maîtres des textes, nous gardons
la liberté d'organiser notre célébration de la Cène. Comment signifier alors
plus clairement qu'elle est un partage et qu'elle renvoie au partage auquel
sont appelés les disciples de Jésus ? Voilà une question qui mériterait
d'occuper un groupe responsable de la liturgie du culte. * *
* Mais il y a une autre question à
poser, beaucoup plus difficile. Si le monde nouveau de Dieu, dans lequel
Jésus nous presse d'entrer, est tout entier axé sur le service et le partage,
comment allons-nous faire dans notre vie de chaque jour pour vivre ce type de
vie auquel sont appelés ses disciples ? Nous en sommes tous bien
d'accord, l'aumône que nous pouvons consentir au chômeur ou au sans-abri qui
nous sollicite à la sortie du supermarché ou dans les couloirs du métro,
n'est qu'une caricature de partage. Comme les riches que Jésus regardait
apporter leur offrande au temple, nous ne donnons alors en effet que notre
superflu. Je veux dire que ce que nous donnons ne nous manquera pas vraiment.
Mais partager même le peu que nous avons, c'est vraiment tout autre chose.
Qu'il s'agisse de notre argent, de ce que nous estimons indispensable pour
vivre, ou de notre temps, nous y sommes fort peu enclins et d'ailleurs fort
mal préparés. Il faut bien reconnaître que le monde
dans lequel nous vivons s'est organisé d'une manière qui va en sens
exactement inverse du partage. Dans ce monde chacun ne voit en effet son
salut qu'en ayant toujours davantage, fût-ce aux dépens des autres (et en
fait, c'est toujours aux dépens de quelqu'un d'autre !). Toute
l'économie dite de marché, qui triomphe aujourd'hui sur la planète, vise
avant tout à obtenir plus de profit pour certains, même s'il faut pour cela
condamner quantité d'autres gens au chômage et au dénuement. Notre monde est
ainsi fait qu'on ne peut progresser - ou même simplement survivre - qu'aux
dépens des autres. * *
* Comment échapper alors à une
contrainte aussi puissante ? Vouloir vraiment partager dans un tel
monde, n'est-ce pas se condamner à disparaître ? Le monde où nous
vivons, qui est tel que nous l'avons fait, est évidemment absolument
incompatible avec le monde nouveau de Dieu. Comment dès lors annoncer le
Règne de Dieu ? Comment le rendre crédible ? Ne serait-il en fin de
compte qu'une utopie irréalisable ? Personnellement je continue de croire
malgré tout que, pour le salut du monde, c'est Jésus qui a raison. N'a-t-il
pas sacrifié sa vie pour le projet qu'il proposait ? Seulement les
questions que son message pose à ceux qui l'accueillent sont des questions
redoutables, qui dépassent sans aucun doute les capacités d'un individu
isolé. C'est pourquoi il faut
commencer par poser ces questions, avec l'espoir que certains prendront
peut-être la peine de se mettre ensemble pour essayer d'y voir plus clair et
de trouver un moyen de rendre crédible à nos contemporains l'Évangile du
monde nouveau de Dieu proclamé par Jésus. Philippe Vernet Document de travail
: Jean-Marc BABUT,
2002. Actualité de Marc. Les éditions du cerf éd., pp. 304-309 Prédication |
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