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- Position du problème
- I. Trois propositions récentes en Suisse, en France et
en Belgique
- II. Clarifier un débat passionnel
- III. Le sens de la transgression
Denis Müller1
Professeur d'éthique à la Faculté de théologie
protestante à l'Université de Lausanne
www.contrepointphilosophique.ch
Rubrique Ethique
Novembre
2003
Choisir 490, octobre 2000,
p. 18-22
Position du problème
Le débat sur l’euthanasie entre
dans une nouvelle période. D’un côté, la critique de l’acharnement
thérapeutique et le développement des soins palliatifs ont donné place à une
sensibilité très fine pour l’accompagnement des personnes en fin de vie, dans
la globalité de leur expérience de vie, de leur désir et de leur
spiritualité. Il en est résulté à bien des égards une approche du mourir
beaucoup plus humaine. D’un autre côté, la demande d’euthanasie n’a cessé de
croître, sinon chez la majorité des personnes concernées (malades, proches,
médecins, soignants), du moins dans de larges franges de la population. Une
certaine banalisation de cette demande semble se faire jour, avec du même
coup la reconnaissance d’une humanisation du bien mourir. Il semble frappant
de constater que les deux camps en présence visent des objectifs semblables
par des moyens la plupart du temps très contrastés.
Dans cet article, je me propose
de présenter et de discuter les développements récents de la question de
l’euthanasie active directe dans le monde francophone, à partir des
propositions émises en Suisse et en France notamment, mais aussi, dans une
moindre mesure, en Belgique. Dans une deuxième partie, je procéderai à
quelques clarifications conceptuelles au sujet des notions de légalisation et
de dépénalisation.
Ma réflexion se concentrera
enfin sur le thème de la transgression, un thème qui apparaît en général
comme opposé à l’idée même de l’éthique, et notamment de l’éthique
chrétienne. Je m’efforcerai de montrer au contraire que la transgression,
dans son caractère exceptionnel, représente une possibilité à la fois très
forte et tout à fait plausible du courage et de la véracité ; je
présupposerai, sans le développer ici, que l’appel à ces deux valeurs
éthiques peut se réclamer à bien des titres de l’esprit de l’Evangile.
I. Trois propositions récentes en
Suisse, en France et en Belgique
Commençons par la
Suisse. Le 29 avril 1999, le groupe de travail “ Assistance
au décès ”, nommé en mars 1997 par le Département fédéral de justice et
police, a rendu public son rapport. La majorité du groupe s'est ralliée à une
proposition visant à permettre, sous certaines conditions draconiennes,
l'impunité exceptionnelle de l'euthanasie active directe.
Dans cette optique, le meurtre à la demande de la victime reste
pleinement illicite, quelles qu'en soient les circonstances. L'alinéa 1 de
l'article 114 de l'actuel code pénal garde toute sa validité. L'audace de la
proposition consiste à ajouter un deuxième alinéa, touchant la situation
exceptionnelle du meurtre par compassion dans un cas désespéré. Pour que
l'Etat renonce à poursuivre un tel acte, des conditions strictes doivent être
garanties : la maladie doit être avérée incurable, le décès doit être imminent,
les souffrances se révéler insupportables.
Le 5 juillet 2000, le Conseil
fédéral a pris position sur le sujet2. Tout en suivant les experts
en faveur d’une légalisation de l’euthanasie passive et de l’euthanasie
active indirecte, il s’oppose à la solution préconisée par la majorité
touchant l’euthanasie active directe. Il est intéressant de noter que le
Conseil fédéral s’appuie, dans son argumentation, sur les valeurs chrétiennes
qui sous-tendent la société suisse. Des politiciens de gauche, notamment
l’ancien député socialiste Victor Ruffy (auteur d’un postulat à l’origine de
la discussion) et le conseiller national Franco Cavalli, ont immédiatement
fait savoir qu’ils étaient déçus de la position du Conseil fédéral et qu’ils
comptaient relancer la question dans le cadre parlementaire. Mais on peut
craindre que des esprits moins réalistes veuillent emprunter la voie de
l’initiative populaire…
En France, la question est débattue depuis de nombreuses années. Le
débat a pris une nouvelle ampleur. Quelques mois après le groupe de travail
helvétique, le Comité Consultatif National d'Ethique français a émis un avis
qui semble aller à bien des égards dans la même direction3: on y
reconnaît en effet la légitimité éthique exceptionnelle d’une transgression
de l'interdit de tuer. Nous reprendrons la question plus en détail dans la
suite de ce bref article.
En Belgique, le Comité
Consultatif de Bioéthique (CCB) a émis un avis en mai 1997 déjà4
Il y est notamment distingué quatre possibilités différentes de légiférer,
allant de la dépénalisation pure et simple à l’interdiction sans ambages. La
proposition 2 suit le modèle hollandais, en favorisant une régulation
procédurale a posteriori. La proposition 3, soutenue par certains
universitaires catholiques, préconise au contraire une régulation procédurale
a priori, afin d’éviter les dérapages constatés aux Pays-Bas. On peut parier
cependant que le front laïciste et libre-penseur, plus favorable à la
proposition 1 (basée sur le libre choix de l’individu) et le front catholique
traditionnel (hostile à toute légalisation) contribuent à durcir la
discussion publique dans les mois à venir, malgré des indications faisant
état d’un certain apaisement social au sujet de l’euthanasie.
II. Clarifier un débat
passionnel
Le débat sur cette question est confus et
passionnel. Peut-on y voir plus clair, sans rien nier des enjeux de société
redoutables qui s'y jouent ?
Deux questions doivent être ici distinguées :
celle de la légalisation et celle de la dépénalisation éventuelle et
partielle.
L'expression même de légalisation est très
ambiguë. Veut-on désigner par là la solution juridique d'une difficulté ou la
légitimation d'une pratique censée devenir monnaie courante ? A mon avis, il
faut clairement opter en faveur de la première possibilité. Or cela nous
oriente bien plus en direction d’une forme de dépénalisation exceptionnelle.
Il est en effet tout à fait normal que nos sociétés cherchent à délimiter le
cadre juridique dans lequel certaines exceptions sont éventuellement
acceptables. Avec cette manière de procéder, on reste dans la perspective de
la limite et de la transgression. L'interdit de l'homicide volontaire demeure
le cadre de référence éthique, la limite structurant toute activité humaine,
y compris dans le domaine de la médecine. La marge de manœuvre se situe par
rapport à la Loi
morale, sans jamais prétendre en occulter l’exigence infinie.
En Suisse, le débat a été obscurci par l'ambivalence des positions
représentées au sein de la majorité du groupe de travail (ce n’est pas pour
rien que la récente prise de position du Conseil fédéral ménage la chèvre et
le chou). Le groupe vaudois A propos,
trop docile aux thèses ambiguës du docteur Jérôme Sobel, semble prêt à
exercer des pressions et formule parfois des menaces, une manière bien peu
adéquate de promouvoir un débat serein. De toute évidence, la proposition de
compléter l'article 114 par un alinéa 2 ne représente pour ce groupe qu'un
premier pas. L'objectif visé n'est pas la dépénalisation exceptionnelle de
l'homicide par compassion, mais la légitimation globale de l'euthanasie
active directe, dans toute circonstance. Les autres membres de la majorité du
groupe de travail ont défendu des positions beaucoup plus modérées et
responsables De ce point de vue, le
cran d’arrêt marqué par le Conseil fédéral, le 5 juillet 2000, montre que les
autorités n’ont pas été dupes des divisions intellectuelles et éthiques qui
demeuraient présentes dans la position de la majorité. Peut-être cela
augure-t-il d’une solution nouvelle, moins frileuse que le statu quo mais dépourvue de toute
démagogie ?5
III. Le sens de la transgression
Le
débat sur l’euthanasie continue, ce qui
précède l’atteste à l’évidence.
Les théologiens, en particulier du côté catholique6 participent activement à la discussion.
Du côté protestant, on doit
constater, au moins dans le monde
francophone7une assez grande discrétion pour ce qui touche aux
publications scientifiques ou ecclésiales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y
ait pas de notre part une attention soutenue à la problématique. Ainsi,
l’éthicien strasbourgeois Jean-François Collange semble avoir joué un rôle
assez déterminant dans la rédaction de l’avis du CCNE. Ce faisant, le
protestantisme renoue avec l’une de ses stratégies privilégiées :
accompagner l’exercice de la responsabilité des laïcs – médecins et
soignants, en l’occurrence – plutôt que leur assigner de l’extérieur une
attitude objective, fondée sur un magistère ou sur une loi naturelle
massivement appliquée. C’est un fait, guère étonnant, qu’il existe un
décalage à propos de l’euthanasie entre la situation catholique, balisée par des
interventions répétées du magistère romain, et la situation protestante, où
un certain vide normatif semble compensé par un constant accompagnement de la
responsabilité. Sans oublier une seconde que cette dernière attitude se
retrouve très fréquemment aussi du côté catholique et qu’elle n’a donc rien
d’un quelconque apanage confessionnel.
Cela étant, on doit saluer le
courage par lequel le CCNE, pour appuyer sa proposition juridique d’une “
exception d’euthanasie ” (p. 12), en vient à écrire ces mots : “ La mort
donnée reste, quelles que soient les circonstances et les justifications, une
transgression ” (ibid.). La suite
du texte nous montre que cette transgression relève d’un profond paradoxe,
puisque la transgression, pour demeurer éthique du début à la fin, n’est
jamais que la transgression “ de ce qui doit être considéré comme
intransgressable ” (ibid.).
Que signifie cette transgression de l’intransgressable,
sinon un passage à la limite, un courage ultime s’assumant sans justification
dernière, et dont le caractère éthique, le document le souligne, ne relève en
rien d’une évidence claire ?
Certains bioéthiciens, comme le
dominicain français Bruno Cadoré8 reprochent à l’avis du CCNE de
confondre le domaine éthique avec le domaine juridique. On peut en effet se
demander si l’exception d’euthanasie, loin de devoir s’inscrire dans une
logique de légalisation juridique, ne devrait pas demeurer une exception
strictement éthique, basée sur la seule hypothèse existentielle de la
transgression de l’intransgressable. Aussi le juge ou l’instance appelés ne
pas punir l’acte d’un médecin ou d’un soignant ne devraient pouvoir le faire
qu’en reconnaissant la présence d’une brèche éthique au cœur de l’ordre
juridique. Jamais l’aval donné à cette brèche ne devrait prendre la forme
d’une pseudo-évidence juridique, qui ne ferait à son tour que masquer le
caractère singulier, exceptionnel, responsable et fondamentalement non
évident du courage éthique de transgresser l’intransgressable.
Tel est bien, en effet, le
paradoxe auquel nous conduit tout véritable réflexion éthique sur la question
de l'euthanasie active directe: une légalisation pure et simple, même
assortie de conditions très restrictives, fait le lit de la confusion de
l'éthique avec le droit. Une dépénalisation, de son côté, ne peut se
justifier que si un point de vue éthique, celui de la licéité morale de la
transgression, l'emporte sur la rigueur du droit. Le rapport suisse (désavoué
sur ce point précis par le Conseil fédéral) est demeuré à cet égard trop
timide : en ratifiant la perspective du droit pénal, il a renoncé à la
radicalité du paradoxe éthique.
Mais il faut bien reconnaître, à
l'inverse, que cette radicalité éthique fait imploser la logique juridique.
C'est à se demander, en fin de compte, s'il ne faudra pas renoncer à toute
légalisation et à toute dépénalisation par la voie du droit. Ne pas
légiférer, ni dans un sens permissif, ni dans un sens restrictif, ne
serait-ce pas admettre que la permission morale de la transgression n'est
susceptible d'aucune prévision juridique, mais qu'elle doit peser à tout
jamais et dans chaque situation sur la fragilité d'une conscience confronté à
l'indécidable ?
On peut objecter à cette
solution purement éthique qu’elle fait peser une charge morale trop lourde
sur la conscience des médecins et des soignants. Mais n’est-ce pas le prix à
payer pour une authentique solution éthique du “problème” de
l’euthanasie ? Ne faut-il pas accepter que la grandeur de l’éthique
doive se conquérir, dans les cas – limites, sur un vide juridique ?
C’est en tout cas une
problématique qu’il vaudra la peine d’approfondir, avant de se jeter corps
perdu dans la bataille juridique, parlementaire et politique.
1 L’auteur
est président de l’Institut romand d’éthique (Genève) et de l’ATEM (Paris).
Il s’exprime ici à titre personnel. Il a récemment publié L’éthique protestante dans la crise de la
modernité. Généalogie, critique, reconstruction, Paris-Genève, Le
Cerf-Labor et Fides, 1999 (collection Passages) ainsi que Les passions de l’agir juste. Fondements,
figures, épreuves, Fribourg, Editions Universitaires, 2000 (collection
Etudes d’éthique chrétienne).
© Denis Müller
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