Au cœur de la confession de la foi biblique
le droit du l’immigré et du pauvre

 

 

Mots-clés:
immigrés, marginaux, orphelins, pauvres, veuves (veufs)

Dieu de l’univers, Dieu des marginaux

par Alfred Marx

 

-         Affirmation biblique de base sur Dieu : il est le Dieu de l’univers et des marginaux

-         Car YHWH votre Dieu, lui est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs

-         Le Dieu grand, fort et redoutable qui ne juge pas selon l’apparence et ne se laisse pas corrompre par des présents  

-          Et il a fait droit à la veuve et à l’orphelin, et il aime l’immigré et il lui donne du pain et des vêtements

-         Attention privilégiée du Dieu de la Bible  au sort des catégories sociales les plus précaires

Affirmation biblique de base sur Dieu : il est le Dieu de l’univers et des marginaux

Notre confession rappelle que YHWH n'est pas uniquement le Dieu d'Israël, mais qu'il est avant tout le Dieu de l'univers, à côté duquel il n'y a pas d'autre dieu, et celui qui est du côté de tous les opprimés de la terre, à quelque peuple qu'ils appartiennent.

La Bible est fondamentalement un livre sur Dieu. Sur un Dieu qui s'est tout spécialement lié à un peuple, Israël, mais qui ne se réduit pas pour autant à une simple divinité nationale dont la fonction principale serait de défendre les intérêts de ses protégés. Car, avant d'être le Dieu d'Israël, le Dieu dont témoigne la Bible est le Dieu de l'univers, celui qui a créé le monde, et qui étend sa sollicitude à l'ensemble des humains et même, au-delà, à l'ensemble des êtres vivants. Le choix d'Israël comme son peuple n'est pas exclusif du reste de l'humanité. Il résulte d'une mission spécifique que Dieu a confiée à Israël, celle d'être pour toute l'humanité son témoin privilégié et le porteur d'une espérance. La Bible n'est donc pas simplement l'Ecriture sainte d'une religion en particulier. Elle a vocation d'être, pour tout croyant, quelle que soit sa religion propre, un témoignage de Dieu.

La Bible parle de Dieu. Non pas toutefois sous la forme d'un enseignement suivi. Car la Bible n'est pas un traité de dogmatique où seraient étudiées, une à une, systématiquement, les différentes caractéristiques de Dieu. Elle en parle de manière oblique. Elle raconte l'histoire d'Israël. Elle cite les prières de ses fidèles et l'enseignement de ses sages. Elle rapporte les paroles que, par l'intermédiaire de ses prophètes, Dieu a adressées à son peuple. Et, au travers de ces textes multiples et divers qui, tous, se fondent sur une expérience vivante et multiséculaire de Dieu, elle dessine pas à pas les contours de Celui qui s'est révélé d'une manière singulière, tout au long de son histoire, au peuple qu'il a choisi.

 

Parfois, pourtant, il arrive que le discours se fasse plus précis et qu'au hasard de la lecture, au détour d'une phrase, on découvre une authentique confession de foi. Tel est notamment le cas de cette étonnante proclamation attribuée à Moïse en Dt 10,17-18, alors qu'Israël, rassemblé en Transjordanie, s'apprête à entrer en Terre promise. Après avoir rappelé le choix qu'a fait YHWH d'Israël, et avant de lui redire ses exigences, Moïse engage le peuple à se conformer pleinement aux instructions divines. Et il motive son exhortation en ces termes :

" 17Car YHWH votre Dieu,

Lui, est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, Le Dieu grand, fort et redoutable,

Qui ne juge pas sur l'apparence et ne se laisse pas corrompre par des présents,

18 Il fait droit à la veuve et à l'orphelin, et il aime l'immigré et lui

Donne du pain et des vêtements " (Dt 10,17-18).

Cette confession est d'une importance capitale, ce que signale un curieux procédé cryptique. Elle est, en effet, constituée de vingt-six mots (dans le texte hébreu !), une somme qui correspond très précisément à la valeur numérique du nom divin de YHWH, autrement dit, à l'addition de la valeur numérique de chacune des quatre consonnes de ce nom. Ce que veut suggérer ce procédé, c'est que la confession en question ne mentionne pas simplement quelques caractéristiques divines parmi d'autres. En faisant coïncider le nombre de ses mots avec la valeur numérique de « YHWH », son auteur veut signifier que les différents qualificatifs énumérés représentent les caractéristiques principales de Dieu, celles-là mêmes qui sont constitutives de son essence.

Ces caractéristiques sont concentrées en quatre séries d'affirmations et réparties sur deux registres.

« Car YHWH votre Dieu, lui est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs. »

Les deux premières séries de qualificatifs situent YHWH à l'intérieur du monde divin.

YHWH est présenté, en tout premier lieu, comme celui qui est le Dieu des dieux. Une assertion de prime abord plutôt surprenante. Car, non seulement elle heurte le monothéisme affiché de l'auteur du prologue parénétique du Deutéronome, puisque YHWH est rapporté à d'autres dieux. Elle est aussi en parfaite contradiction avec l'idée que nous nous faisons habituellement de Dieu comme d'un être solitaire, qui trône majestueusement, en monarque absolu, dans le silence du vide sidéral. Il est vrai, nous avons affaire ici à un langage figuré. Mais cette présentation de YHWH en relation avec d'autres divinités n'en conduit pas moins à remettre en question notre conception de Dieu. Lorsqu'en effet l'Ancien Testament parle de YHWH, il l'imagine à la manière d'un roi, entouré d'une cour, au milieu de chérubins qui forment sa garde rapprochée (par ex. Ez 10) et de séraphins qui, selon Is 6,1-3, jouent le rôle de griots et dont la fonction est de le glorifier et de proclamer sa sainteté ; avec, pour le conseiller, l'assemblée céleste où sont débattues les affaires du monde (par ex. 1 R 22,19-22 ; voir aussi Ps 82 et Jb 1,6-12 ; 2,1-6). L'Ancien Testament nous parle aussi du chef de son armée, Jos 5,13-15, de l'Esprit qui inspire les prophètes, 1 R 22,21-22, de ses anges - ses messagers - qu'il envoie du ciel auprès de certains humains. Cette vision d'un Dieu au milieu d'une cour céleste enlève au monothéisme ce qu'il pourrait avoir d'effrayant et d'écrasant.

Pour l'auteur de notre confession, la toute première caractéristique de YHWH est donc d'être le Dieu suprême, celui qui se situe au sommet du panthéon, celui au-dessus duquel il n'y a personne. Mais l'affirmation de la suprématie de YHWH renvoie aussi, discrètement, à un vieux mythe babylonien de création, dont on pourra trouver une traduction française chez J. Bottéro, Lorsque les dieux faisaient l'homme (Paris, 1989), p. 604-653. Ce mythe, dont le Ps 89,6-14 a conservé la trace en l'appliquant à YHWH, rapporte dans sa version israélite les circonstances dans lesquelles YHWH s'est acquis cette supériorité sur les autres dieux, à savoir sa victoire en combat singulier sur la Mer personnifiée, cette victoire même manifestant les autres caractéristiques de YHWH citées dans notre confession : il est grand, fort et redoutable. Une victoire qui revêt une importance majeure. Car elle n'a pas seulement établi la supériorité de YHWH sur les autres dieux. Elle a aussi été à l'origine de la création du monde puisque selon ce même mythe, celui-ci a été créé à partir du corps du dieu vaincu.

YHWH est donc aussi le Dieu créateur de l'univers. Ce à quoi fait aussi allusion Dt 10 en proclamant peu avant, au v. 14 : « À YHWH ton Dieu appartiennent les cieux et les cieux des cieux, la terre et tout ce qu'elle renferme. » Cette affirmation va être tout spécialement développée par le premier récit de la création, Gn 1,1-2,4a. Sa place en ouverture de l'Ancien Testament ne répond pas à de banales considérations chronologiques. La raison en est d'abord théologique : souligner d'emblée que le Dieu d'Israël n'est pas seulement le Dieu d'un peuple en particulier, mais qu'il est également, et qu'il est même en tout premier lieu, le Dieu de l'humanité tout entière, dont tous les membres, sans distinction de « race », de sexe, de nation ou de religion, sont son image, autrement dit, son représentant vis-à-vis du reste de la création ; et dire d'entrée de jeu le projet de vie de Dieu pour l'ensemble des êtres vivants, les humains mais aussi les animaux, projet qu'il a manifesté en les bénissant tous et en proclamant, par le biais de l'exigence végétalienne, les valeurs de respect de la vie, de non-violence et de solidarité des vivants. Toute confession de foi du Dieu de la Bible, sous peine de donner une vision étriquée de Dieu, doit nécessairement commencer par confesser le Dieu créateur de l'univers.

« Le Dieu grand, fort et redoutable, qui ne juge pas sur l'apparence et ne se laisse pas corrompre par des présents. »

La seconde partie de notre confession passe du ciel à la terre et situe YHWH dans l'histoire, dans ses rapports avec les humains. Constituée de quatre propositions verbales, regroupées deux par deux, elle définit les principes qui déterminent son attitude à leur égard.

Car YHWH n'est pas uniquement le souverain des dieux, mais il exerce aussi sa domination sur les humains. Il n'est pas seulement celui qui, autrefois, aux origines, avait créé l'uni vers : il continue à en porter le souci, il en est le roi et, en tant que tel, il en assure le gouvernement. Pour exprimer cette réalité, notre confession décrit maintenant YHWH sous les traits d'un juge, fonction royale par excellence, ainsi qu'en témoigne, par exemple, ce portrait du roi idéal tracé en Ps 72,4 comme celui qui juge les misérables du peuple, délivre les fils du pauvre, écrase l'oppresseur. Pour l'Ancien Israël, juger n'est pas d'abord condamner le coupable, mais c'est fondamentalement rendre justice à la victime, la rétablir dans ses droits, être à ses côtés pour la protéger face aux puissants et aux oppresseurs.

Les qualités propres à l'exercice de cette fonction sont décrites d'abord négativement, puis positivement.

Dieu ne juge pas sur l'apparence et ne se laisse pas corrompre par des présents. Autrement dit, il ne fait pas acception de personne. Il est impartial et incorruptible.

« Et il fait droit à la veuve et à l'orphelin, et il aime l'immigré et lui donne du pain et des vêtements. »

Ceux dont le Dieu des dieux se préoccupe prioritairement, ce sont la veuve et l'orphelin, ceux-là donc qui, parce qu'ils ne bénéficient pas de la protection que peut leur assurer un mari, un père, se trouvent isolés et constituent, de ce fait même, des proies faciles livrées à l'arbitraire des puissants qui les exploitent et les oppriment. Mais ce texte va plus loin. D'une manière tout à fait inattendue, la fin de la confession abandonne le registre de la justice. Il n'est plus question de droit, mais d'amour. Et l'objet de l'amour de YHWH, ce n'est pas, contrairement à toute attente, son peuple, Israël, ou ses fidèles, mais un étranger, l'immigré, celui qui, pour des motifs politiques ou économiques, a dû quitter son pays pour aller se réfugier dans un pays qui n'est pas le sien et dont la condition est, de ce fait, encore plus précaire que celle de la veuve et de l'orphelin. YHWH aime l'immigré. Et par là même, en établissant avec lui les relations les plus intenses possibles, il fait de l'immigré, de celui qui est déraciné et esseulé, la personne la plus proche de lui. Cet amour ne se résume pas à un noble sentiment. Il s'exprime d'une manière très concrète, qui frise le trivial : à l'immigré YHWH donne du pain et des vêtements. Parmi les marginaux, YHWH se soucie ainsi tout particulièrement de tous les immigrés de la terre. Et il leur apporte ce qui est nécessaire à leur existence, de la nourriture et de quoi se vêtir, bien sûr, mais aussi, et d'abord, de l'amour. En cela Dt 10 va au-delà de cette autre confession, qui en est comme un écho :

" 6 Il a fait les cieux et la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve [...] 7 Il fait droit aux opprimés, il donne du pain aux affamés. YHWH libère les prisonniers. 8 YHWH ouvre les yeux des aveugles. YHWH redresse ceux qui sont courbés. YHWH aime les justes. 9 YHWH protège les immigrés, il entoure la veuve et l'orphelin. Il détourne le chemin des malfaisants " (Ps 146,6-9).

   Attention privilégiée au sort des catégories sociales les plus précaires

Il faut bien voir que cette présentation de YHWH comme celui qui prête une attention privilégiée au sort des catégories sociales les plus précaires n'est pas un aspect secondaire que nous aurions arbitrairement majoré. Il s'agit, bien au contraire, d'une caractéristique essentielle de YHWH, ainsi que le montre un étonnant récit du livre de Zacharie. Le narrateur y raconte comment, à une délégation venue à Jérusalem pour interroger les prêtres sur l'opportunité de continuer à marquer par des jeûnes les événements liés à la destruction de Jérusalem en 587, Dieu fait rappeler par son prophète quelles avaient été ses exigences : «Jugez selon la vérité. Agissez avec bonté et compassion chacun envers son frère. N'opprimez pas la veuve et l'orphelin, l'immigré et le pauvre. Ne concevez pas en votre cœur de mal contre vos frères » (Za 7,9-10). Et il poursuit en précisant que c'est la transgression de ces principes qui est cause de la catastrophe qui s'est abattue sur Juda : la destruction de Jérusalem et de son temple, la fin du royaume et l'exil. Cette cause, ce n'est pas, comme on aurait pu le croire, l'idolâtrie, autrement dit l'adoration d'autres divinités et le rejet de YHWH, et donc une cause proprement religieuse, mais un comportement envers le prochain et, singulièrement, envers les catégories les plus fragilisées, à savoir la veuve, l'orphelin, l'immigré, le pauvre, l'humilié.

Pour le Deutéronome, Israël constitue, au demeurant, la preuve vivante du souci de YHWH pour les plus faibles. Car, ainsi que le rappelle le verset qui suit immédiatement notre confession, Dt 10,19, Israël, lui aussi, était immigré et faible - le moindre des peuples de la terre, dit Dt 7,7 - lorsque YHWH est intervenu pour le délivrer afin d'en faire son peuple.

YHWH, donc, est le Dieu des dieux ; et il est aussi celui qui aime l'immigré. Il se situe tout en haut dans le ciel, au-dessus de tous les êtres divins, manifestant sa grandeur et sa puissance ; mais il est également tout en bas, dans les bas-fonds, aux côtés des opprimés, des chétifs, des bafoués, pour leur témoigner sa sollicitude et sa miséricorde. Il est le Créateur, le Seigneur de l'univers dont il assure le gouvernement ; et en même temps, il a le souci de chaque être humain, de chaque individu, et même, prioritairement, du moindre d'entre eux. Il est le Dieu cosmique et le Dieu personnel, à la fois transcendant et proche, pas l'un ou l'autre, tantôt l'un, tantôt l'autre, mais les deux à la fois, présent aux deux extrémités de l'univers, là où est l'infiniment grand, mais également là où sont ceux qui se situent au dernier rang de la société.

C'est cette tension seule qui rend véritablement compte du Dieu de la Bible.

Un des enseignements de ce texte est aussi qu'au fond, on ne peut véritablement parler de Dieu que sur le mode binaire, par pôles antithétiques. Penser définir Dieu en conjuguant une série d'épithètes serait non seulement prétentieux - comme si on pouvait tout connaître de Dieu ! -, mais reviendrait également, en l'étiquetant de la sorte, à l'enfermer dans une finitude, à le délimiter, et à le figer. La manière même dont on parle de Dieu n'est pas indifférente. En le faisant au moyen de pôles antithétiques, on englobe à la fois la totalité de l'existant, sur lequel s'exerce la souveraineté de Dieu. Et, en même temps, on ouvre l'espace d'un entre-deux qui laisse place pour le mystère de Dieu. Le mystère de son action, qui n'est jamais parfaitement déchiffrable, et dont on sait seulement qu'elle vise à l'instauration de son Royaume. Et le mystère de son être, dont Dieu, à travers Moïse, ne nous révèle que les contours, sa silhouette : celle de Dieu qui se présente comme le Dieu de miséricorde et de grâce ! Lent à la colère, riche en amour et en fidélité ! (Ex 34,6).

Une ultime remarque. La confession de foi de Deutéronome 10 laisse délibérément de côté les références spécifiquement israélites. Elle ne fait pas mention de ce qui fonde les liens privilégiés qui unissent YHWH à Israël, à savoir la libération de l'oppression en Égypte et l'alliance du Sinaï. Et ce, alors même qu'Israël est sur le point de prendre possession de son territoire. Dans un contexte qui aurait aisément pu donner lieu à l'exaltation d'un nationalisme exacerbé, notre confession rappelle que YHWH n'est pas uniquement le Dieu d'Israël, mais qu'il est avant tout le Dieu de l'univers, à côté duquel il n'y a pas d'autre dieu, et celui qui est du côté de tous les opprimés de la terre, à quelque peuple qu'ils appartiennent.

 

In Dieu, vingt-six portraits bibliques

Pierre Gibert et Daniel Marguerat

Bayard, 2002, pp. 27 à 35

 

 

 

 

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