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Le dialogue interconvictionnel |
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- Mais
les symboles dégénèrent en idoles - L’authenticité
dans la tension - La
critique, oui mais fraternelle L'opinion
aussi bien commune que savante de notre époque a tendance à accuser les
religions d'être des facteurs d'intolérance, accusation qui s'appuie sur de
nombreux exemples historiques ou actuels. On a le sentiment que, même lorsque
leur influence proprement spirituelle est faible, elles fonctionnent, par
contre, très bien lorsqu'il s'agit d'envenimer des conflits, d'empêcher des
dialogues ou des accords, et de dresser des gens les uns contre les autres. Il y a une part
certaine d'injustice dans cette accusation. On pourrait la discuter à partir
de situations où les religieux ont apaisé des conflits, et suscité des
rencontres. On pourrait se demander si, dans bien des cas, la religion ne
sert pas de couverture, de prétexte légitimant, voir de langage pour des
conflits d'une autre nature. Je n'entends cependant pas ici plaider pour les
religions. Il me semble plus juste, plus vrai et plus fécond qu'elles
reconnaissent leur part de responsabilité dans les intolérances d'hier et
d'aujourd'hui, et qu'elles s'interrogent sur elles-mêmes. A partir du
constat de cette responsabilité, deux voies s'ouvrent. - Faut-il
neutraliser les religions ? La première part
du principe que pour organiser et développer une convivialité entre des
cultures et des populations différentes, il importe de se situer à un niveau
purement laïc ou séculier, et d'écarter ou de neutraliser les religions qui
ne peuvent que compliquer les choses et dresser des obstacles. S'il me paraît
essentiel de mettre en place une "société civile", hors la sphère
religieuse, je ne suis néanmoins pas sûr que cette voie soit réaliste car
elle méconnaît l'imbrication profonde du culturel et du religieux. - Ou aller
au-delà de la tolérance ? La seconde voie
consiste à examiner les conditions d'un dialogue positif entre les religions,
à chercher à établir entre elles des contacts et des échanges. ici la
responsabilité des théologiens est engagée. Je ne cache pas que cette voie,
pour laquelle personnellement j'ai opté depuis plus de vingt ans, soulève des
réticences, des inquiétudes, voire des refus parmi de nombreux théologiens et
responsables ecclésiastiques, qui ont peur de compromettre la vérité dont ils
s'estiment porteurs et défenseurs. Ils préfèrent que l'on se contente d'une
juxtaposition sans rapports véritables, d'une coexistence sans échanges
profonds, d'une tolérance sans dialogue authentique. Ce qui me paraît certes
mieux que l'intolérance (qui est toujours un mal), mais insuffisant. Il faut
dépasser la tolérance, aller au-delà. Dialogue et convivialité, me
semble-t-il, exprime mieux l'idée d'une nécessaire acceptation mutuelle,
d'une écoute réciproque, d'une véritable ouverture à l'autre. Comment tracer la
voie d'un dialogue entre religions ? Je pense qu'elle devrait partir de
l'ambiguïté que comporte toute religion. Esope disait de la langue, de la
parole, qu'elle était à la fois la meilleure et la pire des choses. De
manière analogue, il me semble que chacune de nos religions a d'une part un
visage positif et lumineux, et d'autre part une face négative et sombre. Une rencontre avec l'Ultime D'un côté, je
crois que toutes les religions reposent sur une révélation de Dieu, ou sur
une intuition de la divinité. Je dis
"révélation" afin de souligner que dans sa religion, l'être humain
reçoit et accueille quelque chose qui lui est donné. Il ne bâtit pas, ne
construit pas, n'invente pas sa religion; mais Dieu (ou l'Ultime) vient à lui
et le rencontre. Je parle
d'"intuition" pour bien indiquer que cette révélation ne consiste
pas en la communication d'un savoir. Elle est rencontre existentielle avec
Dieu ou l'Ultime. Il n'y a pas
d'enseignement révélé ou, pour dire autrement la même chose, il n'y a pas de
révélation de doctrines. Il y a un événement, celui d'une rencontre où Dieu
nous saisit. Cet événement, ou ces événements, nous les pensons
doctrinalement, nous les interprétons par nos doctrines. Les doctrines sont
la traduction intellectuelle ou conceptuelle d'une expérience existentielle. De ce que je viens
d'affirmer, il résulte qu'aucune religion n'est totalement fausse ni
entièrement aberrante. De toutes, même des plus simplistes et des plus
troubles, nous avons quelque chose à recevoir et à apprendre. C'est là ce que
j'ai appelé l'aspect positif ou lumineux. Une symbolique fondatrice Il existe un
second aspect, qu'il ne faut pas oublier. Une religion ne se limite pas à la
manifestation de Dieu, à l'expérience révélatrice qui la fonde. Elle comprend
aussi, et peut-être surtout, la manière dont un groupe humain accueille, vit
et transmet cette expérience fondatrice. La religion se définit par un
ensemble de structures symboliques. J'emploie ici "symbolique" au
sens de significatif, porteur de sens, et non dépourvu de réalité concrète. Ces structures
symboliques (des mythes, des rites, des doctrines, des intuitions, etc.)
témoignent, d'une part de la révélation fondatrice; elles s'inscrivent et
l'incarnent dans la réalité humaine. Sans elles, la révélation serait un
phénomène passager, évanescent, sans conséquences, sans impact ni prise sur le
concret. Elles correspondent donc à une nécessité. Mais, d'autre part, ces
structures dégradent et faussent la révélation. En institutionnalisant
l'événement, à la fois, elles le traduisent et le trahissent, lui donnent
forme et le déforment, le réalisent (c'est-à-dire lui confèrent une réalité,
un poids, une présence dans le monde humain) et l'altèrent. Mais les symboles dégénèrent en idoles Pourquoi une
distorsion se produit-elle inévitablement ? Elle vient de la distance et de
la différence entre l'être de Dieu et l'idée que nous en avons, entre les
manifestations de Dieu et l'expression que nous leur en donnons. Il n'y a
jamais de coïncidence parce que Dieu est le transcendant. Il est au-dessus et
différent de tout ce que nous pouvons penser, imaginer ou dire. Les
structures symboliques ne conviennent jamais exactement; rien ne peut
exprimer parfaitement Dieu. Notre langage, nos doctrines, nos rites religieux
ont tous un caractère en partie inadéquat; ils ne peuvent pas, comme le dit
souvent Calvin, "enclore" Dieu. Les êtres humains,
parfois par excès de piété, dans certains cas par superstition, le plus
souvent par besoin inconscient de mettre la main sur le divin, de s'en
emparer et de le domestiquer, tendent à oublier cette différence, à ne pas
tenir compte de cette distance. Ils absolutisent, alors, les formes
religieuses. Ils confondent la révélation avec leur manière de la traduire.
Ils assimilent Dieu à leurs doctrines et à leurs rites. Ils divinisent ce qui
certes témoigne de Dieu, mais qui n'est pas Dieu. Ils tombent dans
l'idolâtrie qui est toujours une vérité pervertie, comme nous le rappelle
l'antique légende qui voit dans les démons des anges déchus: les anges,
c'est-à-dire les messagers de Dieu ou les signes qu'il nous fait, deviennent
facilement des démons en ne renvoyant plus à Dieu mais en prenant sa place,
en s'interposant entre lui et nous au lieu de nous conduire à lui. Pour
reprendre une expression de Paul Ricœur, les symboles ont tendance à
dégénérer en idoles L'authenticité
dans la tension J'ai dit tout à l'heure qu'aucune
religion n'est totalement fausse. Il me faut
maintenant ajouter qu'aucune religion n'est non plus entièrement, totalement
vraie. Les religions sont à la fois nécessaires et dangereuses, bonnes et
mauvaises, positives et négatives. En elles se mélangent le vrai et le faux,
l'authenticité et la perversion, le divin et le démoniaque. Elles
représentent toujours un combat entre le message et l'institution, entre la
révélation et sa concrétisation, entre l'esprit et son incarnation. Nous avons là des
éléments bipolaires, c'est-à-dire qui ont besoin de leurs contraires pour
exister, qui ne trouvent leur vérité et leur sens que dans une tension et une
opposition continuelles. Si le conflit cesse, la religion meurt ou perd sa
vérité, soit qu'elle devienne purement éthérée et irréelle par suppression
des structures, soit qu'elle devienne purement formaliste et conventionnelle
par élimination de l'esprit. Une religion vivante ne se caractérise pas par
la paix, le calme et l’harmonie, mais par une lutte et une polémique
constante. Les
conditions du dialogue A partir de cette
analyse, on peut dégager les conditions et la visée d'un dialogue authentique
et fructueux entre religions. Un tel dialogue ne
peut évidemment pas s'établir - il n'aurait aucun sens - si l'on a affaire à
des interlocuteurs qui sont persuadés, chacun pour sa part, d'avoir
entièrement raison; qui donc négligent ou nient aussi bien le côté négatif ou
sombre de leur propre religion que le côté positif ou lumineux des autres
religions. Quand on croit que l'on détient l'exclusivité de la vérité, et que
son partenaire se trouve dans l'ignorance ou dans l'erreur, on cherchera à le
convaincre, à le convertir, mais pas à l'écouter et à échanger avec lui. Pour que le dialogue
s'engage vraiment, il faut une reconnaissance mutuelle qui accepte, au moins
en principe, que l'autre puisse être porteur d'une parole ou d'un message de
Dieu pour nous. On doit être disposé et préparé à recevoir, à apprendre, à
être enrichi et éclairé; autrement dit, il faut pratiquer la modestie,
apprendre l'humilité. Il n'y aura pas
non plus rencontre véritable, échange authentique, si on cède à l'autre ou si
on refuse d'entrer en débat avec lui, si on n'affirme pas sa propre identité,
si on n'exprime pas ses positions, si on évite la confrontation. Chacun doit
se laisser interpeller, critiquer et mettre en question par l'autre, ce qui
implique qu'il admette la relative insuffisance de ses structures
religieuses. Chacun doit également interpeller, critiquer et questionner
l'autre, ce qui implique qu'il ait conscience de représenter et de défendre,
lui aussi, une vérité. Un véritable
dialogue ne se nouera que si on a conscience de l'ambiguïté des religions qui
se fondent sur une révélation, qu'elles sont donc en partie justes, et
d'autre part que toutes déforment leur révélation, trahissent peu ou prou la
vérité de Dieu, et qu'elles ont donc en partie tort. Ce mélange
d'ouverture et de fermeté, d'écoute et d'affirmation, de mise en question et
de certitude crée la possibilité d'un véritable débat, où l'on s'engage et
qui nous concerne vraiment; sinon, on a un simple jeu rhétorique. La
visée de ce dialogue A mon sens, il
faut écarter tout projet syncrétiste. Je ne crois pas qu'une religion
universelle formée par l'apport et le mélange des religions particulières
serait une bonne chose. Pour deux raisons: - Premièrement,
elle serait artificielle et vide. Dieu se manifeste de diverses manières, et
chacune de ses révélations a une spécificité irréductible. En les unifiant et
en les fondant, on les appauvrirait et on les affaiblirait, on les viderait
de leur substance. - Deuxièmement,
une religion universelle tomberait immanquablement dans le totalitarisme. Je
crains tout autant une religion universelle pour l'humanité qu'un
gouvernement mondial unique, qu'un parti politique ou qu'un journal unique. Il me semble qu'on
ne doit pas se donner pour objectif d'abolir les différences, ce qui serait
une perte, mais d'apprendre à en faire bon usage. Comment définir ce
bon usage ? Je répondrai en citant deux théologiens protestants. Le premier,
l'allemand Ernst Troeltsch, dit que la rencontre entre religions doit
permettre une "fécondation réciproque". Le second, l'américain John
Cobb, parle de "transformation créatrice mutuelle". Cette
transformation ou cette fécondation me semble avoir deux aspects. D'abord, la
confrontation doit obliger chacun à réfléchir sur sa propre religion et à
l'approfondir, la mieux comprendre. Elle lui fera découvrir des aspects de sa
propre révélation qu'il a négligés. Elle rendra parfois possible emprunts et
élargissements. En rencontrant des gens différents de nous, nous saisissons
mieux ce qui fait notre propre identité. Ensuite, et
surtout, je crois que la confrontation doit susciter, développer, favoriser
une attitude critique envers soi-même. A cause de l'ambiguïté que j'ai
signalée, une religion, quelle qu'elle soit, a besoin de critique pour rester
vivante et vraie. La critique
l'empêche de sombrer dans l'idolâtrie et de devenir totalement démoniaque.
Elle fait sans cesse apparaître la distance entre la révélation et les
structures religieuses, sans nier leur relation. Il me paraît dangereux de
mettre à part et d'exclure de la critique un noyau protégé et intouchable. C'est en effet au
noyau, au centre, au coeur de la religion, là où l'on perçoit le plus
profondément la manifestation du transcendant, qu'on est le plus menacé par
l'idolâtrie (c'est-à-dire la confusion du Transcendant avec ses
manifestations). La
critique, oui mais fraternelle ! Dans le dialogue,
l'autre fonctionne comme ce "miroir indiscret" dont on a parlé à un
autre propos. Ce que nous disent les uns nous montre nos insuffisances, nos
défauts, nos déviations. Nous ne nous en apercevions pas tout seuls. Dans le dialogue,
il faut savoir nous dire nos désaccords, nous nous rendons beaucoup plus
service les uns aux autres ainsi qu'en insistant sur nos points d'accord.
Mais il nous faut savoir nous les dire amicalement, fraternellement, en nous
respectant mutuellement, en étant attentif à la part de vérité de l'autre,
sinon la critique devient destructrice. Se
mettre en route Enfin dernière
caractéristique de ce dialogue critique et fraternel: il ne doit pas rester
théorique, mais nous inciter à changer, à bouger, à se réformer. Pour le
"protestant" que je suis, ce thème de Une spiritualité
vivante conduit à se remettre en cause, à se transformer. Nos religions ne
doivent pas ressembler à des constructions achevées, à ces immeubles où l'on
ne peut plus modifier que les détails. Il importe de les vivre comme des
"voies" ou des "véhicules" selon une belle expression qui
nous vient d'Orient, mais qui existe aussi dans notre tradition. Jésus a dit:
"Je suis le chemin", et l'épître aux Hébreux le compare à "une
route vivante". On sait que le thème du cheminement, du voyage, du
pèlerinage (repris, dans son registre propre, par l'itinérance de
l'Université Euro-Arabe) tient une très grande place dans le judaïsme, le
christianisme, et dans l'Islam. Les croyants ne sont pas invités à s'arrêter
dans leurs demeures spirituelles, mais à marcher, à aller de l'avant. Conclusion Je termine par
deux brèves remarques. - Premièrement, je
viens de dire les principes qui me guident dans le dialogue interreligieux.
Ces principes, je n'entends nullement les imposer à qui que ce soit, et
j'admets parfaitement qu'à partir d'histoires, d'expériences et de réflexions
différentes, mes interlocuteurs aient d'autres approches et d'autres
perspectives que les miennes. Mais il me semble honnête de leur dire quelles
sont les miennes. - Deuxièmement,
depuis vingt ans, j'ai beaucoup appris et reçu d'amis musulmans et juifs,
mais aussi bouddhistes et shintoïstes. Ils ne m'ont pas rendu moins chrétien,
mais ils m'ont fait devenir chrétien autrement, et je leur en suis très
reconnaissant. |
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André Gounelle, Doyen honoraire de
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