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in Paul
Ricœur, 2001. L’herméneutique biblique, pp. 266 – 272. |
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- Contexte - Isoler
de son contexte christologique cette parole devient une parole de sagesse - Gagner le monde entier signifie : avoir
des biens matériels et du pouvoir - Gagner le monde entier peut dignifier vouloir maîtriser le monde par la connaissance Contexte Dans Mt 16, 25 nous
lisons : « Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa
vie à cause de moi la trouvera. » Si nous voulons comprendre ce verset,
il est très important de prendre note du fait que la péricope à laquelle il
appartient a été placée dans tous les trois évangiles synoptiques immédiatement après la confession de
Pierre. À la question de Jésus : « Mais vous qui dites-vous que je
suis ? », Simon Pierre a répondu « Tu es le Christ, le Fils du Dieu
vivant ». C'est le même Pierre qui, immédiatement après, est scandalisé
par l'annonce faite par Jésus de ses souffrances imminentes et de sa passion.
« Dieu t'en préserve, Seigneur ! » s'écrie Pierre. « Cela ne doit
jamais t'arriver », une réponse qui entraîne la réplique surprenante,
presque violente de Jésus, « Passe derrière moi, Satan ! Tu es un scandale
pour moi, car tu n'es pas du côté de Dieu mais des hommes ». Que ces deux
péricopes soient placées à la suite l'une de l'autre n'est pas fortuit mais
délibérément voulu par les trois évangélistes synoptiques, car cet
enchaînement suggère que le prix que nous avons à payer pour suivre Jésus
n'est pas indépendant de la question de son identité. Pierre cherche un
Christ glorieux et ne peut pas accepter le fait que le Christ soit le
Serviteur souffrant, qu'il doive être le Serviteur souffrant chanté par le
Second Isaïe. Isoler de son
contexte christologique cette parole devient une parole de sagesse Toutefois,
si nous isolons notre verset de son contexte christologique, il est tentant
de le prendre pour un proverbe paradoxal, l'un de ceux qui appartiennent à la
famille des paradoxes typiques des paroles de sagesse de l'ancien
Proche-Orient, ou peut-être même s'agit-il d'un proverbe universel tels que
les évangélistes parfois rapportent que Jésus les utilisait lui-même. Par
exemple que « les premiers seront les derniers » ou que « beaucoup
sont appelés mais peu sont élus ». J'aimerais
aborder notre texte de ce point de vue de sagesse de façon à mieux voir quel
type de radicale réorientation notre texte, au sein de son contexte plus
large, impose à une telle lecture non christologique et orientée dans un sens
sapientiel. Cette manière d'approcher un texte, que j'appelle « orientée dans un
sens sapientiel », est en fait instructive, et le reste du passage nous
invite à en tirer quelques leçons : « Quel avantage en effet un homme
aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie ? Et
quelle somme pourra-t-il verser en échange de sa vie ? » Nous pouvons
maintenant nous demander quel est l'enjeu dans ce jeu où l'on perd ce que
l'on gagne et où l'on gagne ce que l'on perd. La sagesse semble ici, au-delà
de coutumes ou de mauvaises compréhensions locales ou liées au temps, viser
une forme fondamentale de faux calcul qui oriente l'ensemble de la vie
jusqu'au point qui constitue notre existence quotidienne. Gagner le monde entier signifie : avoir des biens matériels et du
pouvoir
Il n'est pas besoin de
s'étendre ici sur les deux principales manifestations de cette erreur de
calcul, qui sont les plus souvent citées et les plus proches l'une de l'autre,
sans être pour autant aucunement superficielles. Je veux dire par là que «
gagner le monde » signifie avoir des biens matériels et du pouvoir. En effet
il est difficile de ne pas être bouleversé par le cercle vicieux provoqué par
l'exploitation éhontée de la terre, et la consommation effrénée des pays
industrialisés. D'ailleurs « devenir le maître et le propriétaire de la
nature » est la véritable devise de la modernité annoncée par Descartes. Il
est tout aussi difficile de ne pas s'inquiéter d'une autre spirale, celle des
armes nucléaires. Gagner le monde semble impliquer ici une domination sans
limite au risque de détruire physiquement le monde. Il ne suffit pas de se
contenter de maudire les superpuissances devant cet état des choses. Nous
devons admettre que le drame de l'exercice du pouvoir est le drame secret de
chacun de nous, mais que nous manquons simplement de puissance pour le mettre
à exécution. Gagner le monde entier peut signifier vouloir maîtriser le monde par la connaissanceJe ne veux pas m'attarder sur ces deux cas de volonté de maîtrise sur le monde parce que j'ai en tête une troisième forme de la volonté de pouvoir, une forme qui concerne ceux d'entre nous qui ne sont pas autant passionnés de possessions ou de pouvoir que de connaissance. Comme universitaires, scientifiques, humanistes et philosophes, ne cherchons-nous pas à mettre en pratique ce qui se trouve écrit en bronze, à l'entrée de notre magnifique bibliothèque [il s’agit de la bibliothèque Regenstein, à l’université de Chicago, où a été donné ce sermon] : « Là où la connaissance croît, la vie elle-même est élargie, clarifiée et améliorée » ? De quelle manière une lecture de notre texte orientée dans un sens sapientiel met-elle en question cette devise, notre devise ? Certainement pas en vue de l'obscurantisme, de l'ignorance ou de l'inertie. La manière dont toute notre connaissance est mise en question par le paradoxe de ce proverbe est à la fois plus cachée et plus profonde que cela. Notre connaissance est plutôt mise en cause aussitôt qu'elle abandonne l'humilité pour sa propre volonté de puissance, une volonté de puissance qui est provoquée par la force même des idées et de la connaissance objective. Y a-t-il un seul d'entre nous qui soit innocent de ce rêve de maîtriser le monde par la science ? Ainsi donc ce que le proverbe met en lumière est l'élévation de l'humanité, comme porteuse de connaissance, au-delà de toute autre réalité, même si elle est elle-même située, en tant que sujet de cette connaissance, dans le monde des objets matériels, des êtres vivants et des forces sociales supra-individuelles. La volonté de puissance associée à la connaissance religieuse est beaucoup plus dangereuse que la connaissance profaneSi nous poussons à sa limite ce soupçon qu'une
forme subtile de volonté de puissance est dissimulée dans la forme la plus
sincère de l'humilité de ce que nous appelons le désir de la vérité, à quoi
parvenons-nous ? Ma propre suggestion serait que ce n'est pas
seulement la connaissance profane qui est mise en question, mais aussi, et
peut-être même encore plus, la
connaissance religieuse. Si la
chrétienté a cherché aussi obstinément à élaborer des preuves rigoureuses de
l'existence de Dieu, n'est-ce pas parce que nous cherchons en Dieu la
garantie suprême sur laquelle fonder notre aspiration à maîtriser le monde,
une maîtrise basée sur la connaissance soutenue par la garantie de nos
preuves scientifiques ? Le sommet de la maîtrise de la connaissance peut bien
être la volonté d'inclure Dieu dans notre entreprise de domination
intellectuelle, en demandant à Dieu que Dieu garantisse notre recherche
obstinée de garantie. Suis-je allé trop loin dans mon interprétation de ce que veut signifier la sagesse quand elle dit que « celui qui veut sauver sa vie la perdra » ? Le danger serait de ne pas aller suffisamment loin. Car plus loin nous allons sur la route de la sagesse commune, et plus nous sommes pénétrés par l'invitation de Jésus dans la partie suivante du verset 25 : « Et celui qui perd sa vie à cause de moi la gagnera. » L'appel à ne pas avoir peur de perdre sa propre vie c'est l'appel à un témoignage pour Christ honnête au sein de la société en dépit du risque qui lui est associéCette
invitation de l'évangile à perdre sa propre vie «
à cause de Jésus » a été
interprétée de nombreuses manières
différentes au long des siècles, bien sûr, et
toutes ces formes sont valables pour nous parce qu'elles constituent le
trésor de la tradition de l'Église universelle. L'Église
primitive, par exemple, mit l'accent sur les tribulations qui accompagnaient
l'acte du témoignage porté durant une époque de persécution. Le passage
parallèle dans l'évangile de Marc établit une relation directe entre l'appel
à l'état disciple et la question de porter témoignage : « Car si quelqu'un
a honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse,
le Fils de l'Homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire
de son Père avec les saints anges » (Marc 8, 38). Et n'est-ce pas ce que
Pierre lui-même fut le premier à faire à Gethsémani (« Simon, dors-tu ?
N'as-tu pas eu la force de veiller une heure ? » [Mc 14, 37]), puis à
nouveau dans la cour lorsqu'il ose déclarer à la servante : « Je ne
connais pas l'homme dont tu parles » (Mc 14, 712) ? Les récits de La première interprétation de la parole « Celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » n'est pas la seule possible, mais elle n'a pas non plus perdu sa pertinence pour aujourd'hui. Dans bien des parties du monde, des hommes et des femmes perdent effectivement leur vie parce qu'ils ne rougissent pas de Jésus ni de ses paroles devant d'autres êtres humains. Mais que pouvons-nous faire de cette phrase dans une société pluraliste où la persécution n'a plus cours ? Dans une société telle que la nôtre, avoir honte de Jésus et de ses paroles prend les formes plus subtiles de l'abstention et du silence. J'admets que la réponse à la question du témoignage chrétien dans une société libérale est extrêmement difficile à formuler. La plupart d'entre nous, moi inclus, éprouvons de l'aversion lorsque nous sommes confrontés au style publicitaire que bien des témoignages chrétiens ont revêtu dans les médias. Entre l'arrogance, le manque de discrétion et la vulgarité de tels témoignages d'une part, et la fuite dans un silence poli et prudent au nom du caractère privé de la croyance et du respect d'autrui d'autre part, la forme la plus honnête et la plus courageuse du témoignage, là où il est rendu nécessaire et requis tant par la situation que par nos frères humains, n'est facile ni à découvrir ni à formuler. Tant sur le plan individuel que communautaire, la question demeure ouverte de savoir à quoi pourrait ressembler un tel témoignage honnête et courageux dans une société libérale. L'appel à ne pas avoir peur de perdre sa vie c'est aussi l'appel à une vie de sacrifice et de renoncement à nous-même en imitation de Jésus - Christ, même si c'est anti-économique individuellement et collectivementToutefois la question du
témoignage verbal ne saurait épuiser la question de l'état de disciple. Nous
ne devons pas oublier ces interprétations de l'appel de Jésus à le suivre,
que nous pouvons appeler « pratiques », ni celles que nous pouvons appeler «
spirituelles ». Si nous revenons à la question des biens matériels et du
pouvoir, dont j'ai parlé précédemment, en réfléchissant à une interprétation
à couleur sapientielle, nous pouvons rappeler le souvenir de ceux qui, comme
un saint François d'Assise, se sont effectivement séparés de tous leurs
biens. Nous n'avons rien à craindre en ayant recours à François comme
l'exemple de tous ces « fous de Dieu » à travers les siècles, de concert
aussi avec leurs frères et sœurs dans la foi (ou hors de cette foi)
aujourd'hui, qui ont choisi une vie de frugalité, au prix de leur
marginalité. Le caractère « anti-économique » de leurs expériences peut nous
paraître dérisoire du seul point de vue de « gagner le monde entier ».
Pourtant leur témoignage ne peut être ignoré - ni récusé. C'est parce qu'ils
renversent l'hypothèse de base du monde moderne qu'ils nous agacent - ou nous
font peur - à ce point. Toutefois, à nous qui restons dans le monde comme
nous disons, il nous reste à déterminer quelles leçons nous devons tirer de
leur témoignage, quelles limites internes nous devons mettre à nos désirs,
étant donné l'absence d'une limite quantitative qui nous contraindrait de
l'extérieur. Quant aux interprétations spirituelles, je ne puis ici que les évoquer rapidement, mais, placées sous le signe de l'« Imitatio Christi » elles visent toutes, d'une manière ou d'une autre, à nous faire participer, en tant que croyants, aux souffrances du Christ, par une vie de sacrifice et par un renoncement à nous-mêmes. Je ne puis que les effleurer, mais je ne peux les ignorer vu la manière dont, particulièrement au sein de la tradition réformée, nous nous sentons repoussés par tout ce qui sentirait le mysticisme. Ce que nous devons faire, c'est se rappeler que la tradition de l'Église universelle est plus large que l'expérience limitée dans le temps et l'espace de nos dénominations actuelles. Risquer une vie placer sous le signe du Christ souffrant : l'appel à renoncer à soi-même et à prendre sa croixAinsi,
pour conclure, revenons à la condition particulière de l'intellectuel, de
l'universitaire, à quoi j'ai dédié la partie la plus problématique de ma
méditation dans la perspective de la sagesse contenue dans le texte de
l'évangile d'aujourd'hui. Gagner le monde, ai-je dit, pour une personne
instruite, c'est chercher la maîtrise absolue par le biais de la connaissance
et des techniques académiques. C'est aussi, ai-je ajouté, pour celui qui fait
œuvre de théologie au sein de sa foi, s'attacher à ce que Dieu soit la
garantie suprême de la solidité de notre connaissance. C'est précisément cette tentative d'utiliser Dieu comme garantie de notre désir d'avoir une garantie qui me paraît être la plus remise en question par l'expression « renoncer à soi-même ». Comme l'a dit Eberhard Jüngel, un théologien de Tübingen, la foi est le renversement de la garantie, c'est le risque d'une vie placée sous le signe du Christ souffrant. Notre passage ajoute à ce « renoncement à soi-même » le fait de « prendre sa croix ». Retour au contexte
Cette
puissante expression nous ramène au contexte délibérément choisi par les
auteurs synoptiques pour les versets que nous sommes en train de considérer,
à savoir l'annonce par Jésus de sa passion imminente. Quel lien y a-t-il
entre l'invitation adressée aux chrétiens de prendre leur croix et l'annonce
par Jésus de la nécessité de Prendre la croix de
Jésus, pour moi, membre de l'Université, de cette communauté de savoir,
signifie ne pas surévaluer une connaissance, prisonnière comme elle l'est de
questions de preuve et de garanties, devant la nécessité suivante - plus
élevée que toute nécessité logique : « Il était nécessaire que le Fils de
l'Homme souffrît et fût crucifié. » Comme seul pouvoir divin Dieu ne
donne aux chrétiens que le signe de la faiblesse divine, qui est le signe de
l'amour de Dieu. Me laisser aider par la faiblesse de cet amour, c'est, pour
la question de donner sens à ma foi, accepter que Dieu ne peut être pensé
que par le moyen du symbole du Serviteur souffrant et par l'incarnation de ce
symbole dans l'événement éminemment contingent de la croix de Jésus. Paul
Ricœur D'abord sermon prononcé à Les intitulés de chacune des
huit parties |
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Ricœur, 2001. L’herméneutique biblique, pp. 266 – 272. |
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