Penser la foi

 

 

Penser librement la foi chrétienne (1ère partie)

Penser librement la foi chrétienne, est-ce dangereux ? (2ème partie)

Penser librement la foi chrétienne: éloge de l"hérésie (3ème partie)


Penser librement la foi chrétienne :
Dieu, solidaire ou souverain ?
(4ème partie)

1.    Le Dieu solidaire

2.    Le Dieu souverain

3.    L’autre et l’intime

4.    La bipolarité de Dieu

Dieu familier ou étranger, semblable ou tout autre? Dans le christianisme, comme probablement dans d'autres religions, on peut discerner deux tendances qui insistent l'une sur la solidarité et la proximité de Dieu avec les êtres humains, l'autre sur son éloignement et son altérité.

1.    LE DIEU SOLIDAIRE

La première tendance perçoit et souligne dans la Bible l'affirmation d'un très fort compagnonnage, presque d'une camaraderie entre Dieu et les êtres humains.

Sans ignorer ou nier qu'on trouve ailleurs des parallèles, on y a vu parfois une caractéristique du message biblique. De nombreuses mythologies, en effet, parlent de divinités qui habitent un quelconque Olympe ou un ciel transcendant, d'où elles considèrent avec condescendance et détachement les humains, même s'il leur arrive d'intervenir dans leurs combats ou d'interférer dans leurs jeux. Les philosophes présentent souvent un Dieu métaphysique et transcendant, au-dessus et en dehors des préoccupations et des intérêts qui agitent les humains. Ce Dieu absolu et parfait se suffit à lui-même ; les réalités, les êtres et les événements du monde ne l'affectent ni en bien ni en mal.

Au contraire, la Bible témoigne d'un Dieu étroitement lié aux humains. Il se soucie d'eux, les accompagne et les aide. Il leur donne des directives et des conseils. Il les félicite ou il les blâme. Il les réconforte et les soutient, ou les met en garde et les interpelle. Il se réjouit ou s'attriste de ce qui leur arrive, exactement comme le font ceux que des solidarités profondes lient entre eux. Cette proximité de Dieu se manifeste dans le nom même qu'à plusieurs reprises lui donne le prophète Ésaïe : « Emmanuel », qui veut dire Dieu-avec-nous, et non pas Dieu séparé, lointain et indifférent. Le thème de l'alliance joue un rôle considérable aussi bien dans l'Ancien ou premier Testament que dans le Nouveau. Testament est d'ailleurs une traduction malheureuse, car elle prête à confusion, du grec diathéké, mot qui veut dire, au sens propre, « alliance ». Dieu s'allie avec Abraham et sa descendance, avec Moïse et ceux qui l'ont suivi dans le désert, avec David et ses sujets, et avec le peuple d'Israël, le peuple qu'il a choisi, son peuple.

Pour la théologie chrétienne - en tout cas dans ses courants dominants, ceux qui s'expriment dans les grands conciles des IVème et Vème siècles - la solidarité qui se noue dans l'alliance culmine avec l'incarnation : en Jésus, a-t-elle dit, Dieu se fait homme, il s'unit avec nous, devient pleinement solidaire (rappelons qu'étymologiquement être solidaire signifie faire un seul bloc). Dans cette identification avec l'humanité, il va jusqu'au bout puisque, selon la doctrine de l'expiation substitutive qui prend sa forme définitive au XIème siècle avec Anselme de Cantorbéry, Jésus assume les péchés humains, il les prend sur lui, il en subit les conséquences, il en paie la dette et, en retour, nous bénéficions de sa sainteté qui nous sauve (Luther parle à ce propos d'un « joyeux échange »).

On a souvent et justement souligné les défauts et les insuffisances des doctrines que je viens de mentionner, celles de l'incarnation et de l'expiation substitutive. Elles n'ont jamais fait l'unanimité parmi les chrétiens. Les objections et les réticences qu'elles soulèvent n'ont cessé d'augmenter depuis deux siècles. Elles demeurent cependant majoritaires en tout cas dans l'enseignement officiel des églises. Ceux qui ont essayé de les défendre et de les maintenir ou qui ont voulu les repenser, les reformuler, les rajeunir et les adapter à notre mentalité, l'ont fait précisément en ayant recours à la notion de solidarité ; ainsi, au début du XXème siècle en protestantisme, le Genevois Gaston Frommel et, plus récemment en catholicisme, Bernard Sesboué. Pour ces théologiens, les doctrines traditionnelles ou classiques, même si leur expression nous semble parfois maladroite et nous choque, n'entendent affirmer rien d'autre que la pleine solidarité de Dieu avec l'humanité. C'est ce que nous devons en recevoir et en retenir. Frommel, dans un cours publié en 1916, déclare que la solidarité est « la grande doctrine du christianisme, la doctrine de toutes les doctrines de l'évangile ». Elle résume les autres et en dit le sens.

Dans les années 1970, les théologiens sud-américains de la libération insistent, à leur tour, sur la solidarité de Dieu avec tous les hommes certes mais, principalement, de manière privilégiée ou préférentielle, avec les pauvres, les démunis, les exploités. Ils transposent dans le monde contemporain une vieille sentence du Talmud: « Dieu est toujours du côté du persécuté ; il est avec le juste persécuté par le méchant, avec le méchant persécuté par le méchant. Et si un méchant est persécuté par un juste, Dieu est au côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur. » Ici la solidarité de Dieu se fait sélective ; elle l'amène à choisir un camp, à opter pour le plus défavorisé, à prendre le parti de celui qui est dans une situation difficile et qui souffre, même s'il a tort. On ne pourra parler de solidarité universelle que lorsqu'il n'y aura plus de persécuteurs et de persécutés, d'exploiteurs et d'exploités. En attendant, la solidarité se doit d'être résolument partisane.

2.    LE DIEU SOUVERAIN

À côté de cette forte insistance sur la solidarité divine, il existe dans la Bible et dans le christianisme une autre tendance qui, au contraire, met l'accent sur la majesté et la souveraineté de Dieu. Elle souligne tout ce qui sépare et distingue le Créateur de ses créatures, y compris humaines. Dieu, fait-elle valoir, ne se trouve pas à nos côtés ni ne nous accompagne de la même manière qu'un ami, qu'un collègue ou qu'un conjoint. Il nous dépasse, nous domine, se situe au-dessus de nous, en face de nous, ce que la Bible indique en le nommant « Seigneur », et en le qualifiant de « roi » ou de « juge ». En le proclamant solidaire, on le ramène trop à notre niveau. On le considère comme « un copain cosmique », pour reprendre l'expression (citée par G. Vahanian) d'un évangéliste américain, dont on sent bien ce qu'elle a d'irrespectueux et de blasphématoire.

Nous sommes appelés non pas à une relation d'égalité et de réciprocité avec Dieu comme entre des camarades ou entre des pairs, mais à l'obéissance et à la soumission. Une familiarité excessive fait oublier la révérence et l'adoration qu'on lui doit. La Bible parle souvent de la crainte qu'inspire Dieu. S'il donne, exauce et bénit, il fait aussi trembler. On l'aime et on le redoute. Celui qui le rencontre et le voit face à face a peur d'en mourir. Il s'agit d'une expérience ou d'une aventure éprouvante. Rudolf Otto dans un ouvrage devenu classique, Le sacré, a mis en évidence que le sacré ou le divin à la fois fascine et terrifie. S'il n'effraie plus, la religion cesse d'être une foi vivante, exigeante, mobilisatrice ; elle se dégrade en culture complaisante d'une spiritualité sentimentale qui a perdu l'essentiel, à savoir la conscience ou le sens de la divinité de Dieu.

Certes, Dieu fait alliance avec Israël ; les récits bibliques montrent que, néanmoins, il ne s'identifie jamais complètement avec son peuple. Il ne le soutient ni ne lui donne raison en toute occasion. La justice passe avant l'alliance. Quand son peuple commet des injustices, se montre cruel et devient oppresseur, lorsqu'il ne respecte pas la loi qu'il lui a donnée, Dieu le désavoue et le châtie. Dieu ne se laisse pas aller à la connivence et à l'indulgence qui s'établissent souvent entre ceux qui vivent une forte solidarité. Rien n'atténue ses exigences ni n'adoucit sa rigueur.

Certes, Dieu se soucie et s'occupe des humains ; il ne s'en désintéresse pas ni ne les considère avec indifférence. Le Nouveau Testament proclame son amour pour ses créatures, un amour qui ne connaît pas de limites, que rien ne rebute et qui va jusqu'au bout. Toutefois, cet amour relève plus de la bienveillance et de la condescendance que du partage ou de l'échange. Dieu a pitié, il vient au secours, il donne et ne reçoit pas ; tout vient de lui, le rôle de la « grâce » dans le Nouveau Testament, souligné voire accentué par la Réforme, l'indique bien. Entre 1840 et 1860, le saint-simonien puis socialiste Pierre Leroux, inaugurant un thème souvent repris par la suite, a opposé charité et solidarité : la charité est le don qu'un supérieur accorde à un inférieur, affirmant et manifestant ainsi la suprématie de l'un et l'humilité de l'autre, alors que la solidarité implique réciprocité et égalité. La grâce s'inscrit dans le cadre de la charité ainsi comprise. Elle n'atténue pas, elle souligne la souveraineté du Créateur qui domine de toute sa gloire, sa majesté et sa miséricorde ses pauvres créatures. Juste avant de mourir, Luther aurait dit que nous sommes toujours devant Dieu comme des mendiants. Le mendiant n'est pas solidaire, il bénéficie d'une générosité dont il dépend, sans rien avoir à apporter en retour.

Même la communion qui s'établit entre Dieu et le croyant n'abolit pas la distance ni n'anéantit la différence qui les séparent. Les réformés se sont méfiés de la mystique quand elle tend vers une fusion ou une assimilation avec Dieu. Ils ont toujours rejeté l'idée, développée par les chrétiens d'Orient, d'une sorte de divinisation de l'homme. Nous sommes et serons toujours, affirment- ils, des créatures devant leur Créateur ; si Dieu s'est fait homme ou est venu à nous en un homme, ce n'est pas, contrairement à ce qu'affirme une formule célèbre, pour que les hommes deviennent Dieu, mais pour qu'ils parviennent enfin à être vraiment humains.

Dans les années 1930, en Europe et tout particulièrement en Allemagne, la théologie protestante a fortement mis l'accent sur la souveraineté et l'altérité de Dieu. Il est le « tout autre », a-t elle affirmé contre ceux qui rapprochaient et assimilaient trop le divin et l'humain. Elle entendait combattre ainsi l'idéologie nationaliste, et plus précisément un christianisme influencé par le nazisme qui voulait rendre le Dieu biblique solidaire du sang, de la race et du sol. Certains, à d'autres moments et dans d'autres pays, ont voulu identifier l'évangile soit avec le maintien des structures sociales existantes et la défense des valeurs traditionnelles, soit au contraire avec la lutte révolutionnaire des défavorisés, du prolétariat, ou du tiers-monde pour le renversement du système politique et économique en place. La boucle des ceinturons des armées hitlériennes proclamait, « Dieu avec nous » ; ailleurs on imprime sur des billets de banques « Nous avons confiance en Dieu », rendant ainsi Dieu solidaire du dollar.

Ces exemples montrent les dérives qui menacent et qu'a entraînées l'affirmation de la solidarité divine. Elle pousse à mettre Dieu au service d'une cause parfois indigne, parfois respectable, et à faire de nos combats, justes ou injustes, des croisades, autrement dit, à les absolutiser ou à les sacraliser. L'idolâtrie, que la Bible a en horreur et que la Réforme n'a cessé de dénoncer, consiste précisément à solidariser Dieu avec une réalité humaine à tel point qu'on ne puisse plus les distinguer. Il y a collusion entre le sacré et le profane, confusion entre le divin et l'humain. On se sert de l'évangile pour justifier ses engagements et légitimer ses prises de positions.

Trop insister sur la solidarité de Dieu a des conséquences néfastes et conduit à masquer que Dieu, même dans son amour le plus intense, le plus profond, le plus radical, reste toujours ce souverain qui est au-dessus de nous et nous juge. Sa proximité ne l'empêche pas d'être toujours autre et surprenant. Sa parole console, conforte et guide ; pourtant, loin de nous renforcer dans notre bonne conscience, elle nous interpelle, elle nous interroge, nous ébranle et nous transforme.

3.    L’AUTRE ET L’INTIME

Cette opposition entre solidarité et souveraineté prend bien d'autres formes. Ainsi, dans le domaine de la spiritualité, d'un côté, on insiste sur l'amitié de Dieu, allant parfois jusqu'à le traiter en complice ou en compère ; de l'autre, une piété approche Dieu avec « crainte et tremblement », voire avec épouvante, et s'en forge une image presque féroce. De même, quand il s'agit de le décrire et de le caractériser, une conception anthropomorphique de Dieu qui lui attribue une personnalité et une existence proches de celles de l'homme fait contraste avec une conception métaphysique, pour qui sa nature et son mode d'être en diffèrent totalement.

À mon sens, on s'égarerait si on essayait de clore ce débat en cherchant à déterminer qui a raison et qui a tort. En effet, chacune de ces deux thèses a une part de vérité et met en lumière un des aspects du message biblique. Dieu est en même temps proche et lointain. Autrefois, dans un langage philosophique, on disait qu'il est à la fois immanent et transcendant. En reprenant un vers de Rilke, le théologien Rudolf Bultmann a écrit qu'il est « le visiteur qui sans cesse va son chemin ». « Le visiteur » : il entre dans nos vies et dans notre monde, il habite nos existences et nos maisons et se solidarise avec nous. « Il va sans cesse son chemin » : constamment il nous échappe, nous ne pouvons pas l'enfermer dans nos demeures, l'enrôler dans notre camp, il reste libre et insaisissable, alors même qu'il se lie à nous.

Ce double aspect caractérise également Jésus. Il conjugue familiarité et étrangeté. Il vit avec ses disciples, entouré de ceux qui le suivent ; pourtant, à certains moments, il se dérobe et s'isole. Il mène une vie ordinaire, presque banale ; toutefois, les récits de baptême et de transfiguration montrent qu'il y a dans sa vie autre chose. Il se déclare présent avec les siens jusqu'à la fin des temps ; néanmoins il les quitte à l'ascension. Dans la prédication et le sacrement, il se rend présent tout en restant absent.

4.    LA BIPOLARITE DE DIEU

Cette dualité, ou plus exactement cette bipolarité de Dieu, me suggère deux remarques conclusives.

1. La réalité ou la vérité de Dieu ne se confond pas avec les mots que nous employons pour le désigner ou avec le discours qui parle de lui. Ces mots et ce discours ne sont pas entièrement faux ni mensongers. Ils ont de la vérité ; ils ne sont pas, toutefois, la vérité. Dieu se dit bien dans notre langage (y compris dans nos inévitables anthropomorphismes), mais ce langage reste toujours imparfait et insuffisant.

Chaque fois que nous énonçons quelque chose de Dieu, ce que nous en disons appelle un correctif ou un rectificatif, parce que nos paroles ne sont jamais totalement exactes. Quand nous proclamons qu'il s'est voulu et rendu solidaire, nous avons raison. Pourtant, cette vérité risque de devenir folle ou absurde si on n'ajoute pas immédiatement qu'il ne s'identifie jamais totalement avec nos réalités et nos causes humaines. À l'inverse, si on proclame qu'il est le Seigneur, celui qui domine le monde et gouverne nos existences, on se trompe et on s'égare si on ne mentionne pas tout de suite sa solidarité avec ses créatures.

Parler de Dieu se fait toujours dans une tension entre des affirmations qui s'opposent ; pourtant, chacune a besoin de son opposé pour maintenir sa justesse et ne pas dégénérer en erreur. C'est ce qu'on appelle la bipolarité : chaque pôle combat l'autre et y renvoie ; la vérité ne réside pas dans l'un ou dans l'autre, elle surgit de leur affrontement.

2. Si entre « solidarité » et « souveraineté », il fallait marquer une préférence, la mienne irait à « solidarité ». Cette notion me paraît pertinente pour parler de la relation que Dieu entretient avec nous parce qu'elle implique elle-même une tension ou une dualité. Elle désigne, en effet, le lien entre deux ou plusieurs personnes qui ne veulent ni vivre isolément ni se fondre en une seule et unique personnalité collective. La solidarité respecte l'individualité de chacun sans le couper des autres. Dieu reste Dieu, même quand il s'incarne (à supposer que ce mot convienne bien pour décrire la personnalité de Jésus) et le croyant demeure humain, même quand, par le salut et l'action de Dieu en lui, il devient une nouvelle créature. Néanmoins, il existe entre Dieu et les hommes un lien fort et profond qui les associe et interdit de les concevoir séparément. À cet égard, et sous cet angle, le terme de « solidarité » convient mieux que celui de souveraineté qui ne comporte pas la même dualité.

Il n'en demeure pas moins qu'à la question « Dieu est-il solidaire ? », il faut répondre en même temps oui et non ; on ne doit pas choisir entre les deux thèses que j'ai exposées, mais les maintenir en tension. Oui, Dieu est solidaire, et il a manifesté cette solidarité en se présentant à nous à travers le visage fraternel de Jésus. Non, il n'est pas solidaire, en ce sens qu'au moment même où il se fait le plus fraternel il reste notre Père, celui qui a autorité sur nous. La foi implique aussi bien la confiance et la collaboration que la révérence et l'obéissance. Elle vit en même temps la totale solidarité et l'irréductible indépendance de Dieu.

Pages 77 à 84 de l’ouvrage d’André Gounelle, « Penser la foi », 2005, Van Dieren éditeur, collection « Débats »

 

 

 

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