Penser la foi

 

 

Penser librement la foi chrétienne (1ère partie)

Penser librement la foi chrétienne, est-ce dangereux ? (2ème partie)

Penser librement la foi chrétienne : éloge de l’hérésie (3ème partie)

Penser librement la foi chrétienne : Dieu, solidaire ou souverain ? (4ème partie)

 

Penser librement la foi chrétienne :
Tu es le Christ
(5ème partie)

1.    Le Christ

2.    L’apôtre Pierre

3.    Le dogmatisme naissant

4.    Agir pour les autres

 

1.    LE CHRIST

Christ n'est pas un nom propre (comme Pierre, André, Jacques ou Jean), mais un titre (comme roi, berger, prophète ou professeur). Pour le mettre en évidence, dans plusieurs de mes livres j'ai écrit christ avec une minuscule et un article, au grand étonnement de quelques-uns. Christ est la transcription grecque de l'hébreu « messie ». Ce mot signifie originellement celui qui a reçu l'onction et qui donc est consacré. Plus largement, il désigne quelqu'un qui est un théophore (un mot forgé semble-t-il, par Eschyle), c'est-à-dire un agent de Dieu dans le monde, un porteur de sa présence et de son action parmi les humains.

Selon les Évangiles, le titre de christ a été attribué à Jésus pour la première fois par Pierre dans la région de Césarée de Philippe (une bourgade au nord de la Galilée). Matthieu (16, 13-23), Marc (8,27-33) et Luc (9, 18-22) racontent cet épisode chacun à sa manière. Leurs récits présentent des différences qui ont un grand intérêt. Elles ne relèvent probablement pas d'un simple hasard. Il y a de fortes chances pour qu'elles soient délibérées et intentionnelles. Elles signalent vraisemblablement des divergences d'opinion ou d'optique entre les évangélistes. Ils n'ont pas les mêmes orientations théologiques ni les mêmes tendances ecclésiastiques. Dans l'église primitive, la foi commune en Jésus n'a pas empêché, semble-t-il, l'existence de plusieurs courants qui se distinguaient plus ou moins nettement les uns des autres. Cette diversité se reflète dans le Nouveau Testament. D'où l'intérêt de faire des comparaisons. Les contrastes entre des textes parallèles permettent de mieux comprendre le sens de chacun d'eux et de mieux saisir le message qu'ils veulent nous faire entendre. Bien entendu, l'analyse que je présente ici appartient au domaine de l'hypothèse ; je la crois défendable et probable, je ne la prétends pas démontrée et certaine.

2.    L’APÔTRE PIERRE

Une première différence concerne Pierre. L'Évangile de Matthieu rapporte que Jésus adresse de vives félicitations à l'apôtre pour sa confession de foi et lui donne une place prépondérante parmi les chrétiens. C'est la célèbre parole : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église ». Après ce grand éloge et cette marque d'une confiance exceptionnelle, un peu plus tard viendra une réprimande sévère, certes, mais que relativise et adoucit ce qui précède. Elle ne diminue nullement l'importance de Pierre.

Le récit de Luc est très sobre ; on n'y trouve ni compliment ni reproche. Jésus n'y fait aucun commentaire sur Pierre et sur sa confession de foi. Il se contente de recommander aux disciples la discrétion et le silence.

Dans l'Évangile de Marc, à aucun moment Jésus n'approuve si peu que ce soit Pierre. L'apôtre ne reçoit pas le moindre compliment, la plus petite louange, mais seulement un blâme dont rien n'atténue la dureté. Pierre n'est pas un inspiré, il n'est pas non plus l'interprète ou le porte-parole autorisé de Jésus. Ses pensées sont humaines, voire démoniaques.

Dans le texte de Marc, se manifeste en filigrane, sinon une hostilité du moins une prise de distance à l'égard de Pierre. Ce n'est sans doute pas la personne de l'apôtre qui est en cause, mais la fonction d'autorité et de direction qu'on commence à lui attribuer. Le groupe des douze, dont Pierre est le leader, jouit d'un grand prestige dans les premiers groupes chrétiens. Il tend à y exercer un véritable magistère. Marc s'en inquiète ; il trouve qu'on exagère. Il a peur que les serviteurs ne prennent la place qui revient au maître et il craint qu'on s'éloigne de l'authentique enseignement de Jésus. C'est pourquoi, le premier, il prend la plume pour écrire un Évangile. Face à la tradition qui naît et aux habitudes qui se forment, il lui paraît nécessaire de rappeler ce que Jésus a fait et a dit. Comme le feront des siècles plus tard les Réformateurs, il oppose à l'enseignement ecclésiastique le livre où sont consignés les actes et les paroles de Jésus. Il y note soigneusement les défaillances, les désobéissances, les incompréhensions de Pierre et des apôtres. Quels que soient leurs mérites, il ne faut pas les placer sur un piédestal et les considérer comme infaillibles. Ce ne sont pas eux qui ont autorité, c'est Jésus.

Matthieu procède tout autrement. Homme d'église, il souligne tout ce qui peut mettre en valeur Pierre et les douze. Il se soucie de fonder et de justifier leur prestige. Son attitude annonce et prépare le catholicisme. Il s'engage sur le chemin qui aboutira à l'invention de la papauté (un aboutissement qu'il n'a évidemment pas prévu et qu'il n'aurait sans doute pas approuvé). Marc est l'homme de la parole et il préfigure le protestantisme. La prédication et la personne de Jésus définissent le christianisme, tandis que l'église a une fonction subalterne, ou subordonnée, dont elle ne doit pas sortir.

Ce débat semble étranger à Luc. Il écrit pour des chrétiens qui vivent loin de Jérusalem et des premiers groupes de disciples. Le problème du leadership et de l'autorité ecclésiale ne les touche guère.

3.    LE DOGMATISME NAISSANT

Un deuxième aspect différencie Marc des autres évangélistes. Il exprime, toujours à demi-mot, de la réserve, voire de la méfiance à l'égard des formules doctrinales qu'on applique à Jésus. S'il ne les juge pas forcément fausses, il les estime dangereuses. Elles risquent d'être mal comprises et de détourner de l'essentiel. Marc redoute, semble-t-il, que les discours sur Jésus, même justes et pertinents, fassent oublier l'amour et l'obéissance qu'on lui doit. Il craint qu'on se préoccupe plus du dogme que de la vie. Dans l'Évangile de Marc, ce sont toujours soit des maladroits, soit des adversaires, soit des esprits impurs ou des démons qui essaient de caractériser Jésus, de dire qui il est, de lui décerner des titres et des qualificatifs. Chaque fois, Jésus les blâme et leur impose silence. On relève une seule exception : le centurion qui, au pied de la croix, déclare que Jésus est le fils de Dieu.

Cette réserve se devine dans ce récit. Jésus n'approuve pas la confession de Pierre. Il recommande à ses disciples le silence : qu'ils ne disent rien de ce qui le concerne (quelle étonnante consigne donnée aux apôtres !). Il ne veut pas qu'on spécule sur lui et qu'on dogmatise à son sujet. Il ne refuse pas le titre de christ ; il ordonne de ne pas le rendre public. De plus, immédiatement, au grand scandale de Pierre, il annonce ses souffrances et sa mort. Or, pour les juifs de son époque, le christ devait s'imposer irrésistiblement à Israël et également aux « nations ». Jésus récuse la manière dont ses contemporains se représentaient le christ. Il ne peut accepter ce titre qu'à condition de le comprendre tout autrement qu'eux.

À mon sens, Marc nous invite à nous méfier des images et des idées qu'on peut avoir de Jésus. Même quand elles sont belles et profondes, elles risquent de cacher sa vérité et de masquer ce qu'il est réellement. Le christ n'est pas une figure céleste, un être surnaturel, ou la personnification d'un idéal. Il est cet homme de Nazareth, qui vécut au Ier siècle de notre ère en Palestine. Contre l'orthodoxie naissante, Marc s'oppose à une métaphysique chrétienne qui oublierait l'histoire et qui, en mettant en avant des principes abstraits, laisserait de côté la réalité concrète de Jésus. La foi ne consiste pas à adhérer à une doctrine, mais à avoir un lien personnel et vivant avec Jésus le christ. Marc me semble ici annoncer l'attitude libérale de critique du dogme.

4.    AGIR POUR LES AUTRES

Un troisième aspect distinctif du message de Marc n'apparaît pas tellement dans le récit. On le discerne plutôt dans son contexte. Les chapitres 7 et 8 de l'Évangile de Marc contiennent plusieurs récits de miracles, à propos desquels on peut faire deux observations.

D'abord, à l'exception peut-être de la multiplication des pains, ces miracles n'ont pas de valeur symbolique. Je veux dire par là qu'ils n'ont pas, comme souvent dans les autres Évangiles, pour fonction d'illustrer un enseignement de Jésus ou de manifester sa gloire. Ce sont des actes médicaux, de simples guérisons et rien de plus, mais rien de moins. Ils ont pour seul but de soulager des gens, un but qui n'a rien de secondaire comme pourraient le faire penser les spiritualisations qu'opèrent volontiers les autres évangélistes.

Ensuite, Jésus semble avoir de la peine à opérer certains de ces miracles. Il fait des manipulations avec de la salive. Il s'y prend à plusieurs fois. Il n'agit pas avec cette puissance irrésistible qui dans d'autres récits lui permet d'opérer par sa seule parole et d'agir sans effort apparent. Ici, il emploie des moyens analogues à ceux des guérisseurs de son temps et il rencontre des difficultés semblables aux leurs.

Dans ces pages, Marc souligne que Jésus s'occupe de ceux qui sont dans la détresse et ont besoin de secours. Il ne s'en sert pas pour sa propagande, afin de faire des adeptes ou pour illustrer son enseignement. Il se soucie vraiment d'eux et les soulage. J'y vois volontiers un appel et un avertissement que Marc adresse à ses lecteurs : qu'ils imitent leur maître ; que de manière désintéressée, comme lui, ils viennent en aide aux pauvres, aux malades, aux malheureux. Ne nous dérobons pas à cet appel en prétextant que Jésus a disposé d'une puissance extraordinaire ce qui n'est pas notre cas. Cette excuse ne vaut rien : Jésus a agi, lui aussi, avec des moyens humains et il a eu parfois de la peine à faire ce qu'il voulait.

Les engagements humanitaires et sociaux des croyants répondent bien à cet appel à une foi active, plus centrée sur le service du prochain que sur des pratiques pieuses ou sur l'orthodoxie doctrinale.

* * *

Un évangile protestant, libéral et chrétien social ? Je reconnais volontiers avoir un peu forcé le trait (et d'autres passages de Marc vont dans un sens différent). Il n'en demeure pas moins qu'en général Marc plaide pour une foi vécue plutôt que dogmatique et pour un christianisme où l'action passe avant les rituels, les liturgies et les confessions de foi.

On ne doit évidemment pas isoler ce texte de Marc. Les livres du Nouveau Testament et les passages de chaque livre forment une sorte de concordance dissonante, telle une polyphonie où chaque voix chante à la fois avec et contre les autres. Il faut compléter, équilibrer, voire rectifier l'enseignement de ce passage de Marc par ceux de Matthieu, de Luc, de Jean et de Paul qui insistent sur d'autres points, qui soulignent la nécessité de l'église et des doctrines. Mais nous devons aussi toujours écouter ce que nous dit Marc ici : quelle que soit l'importance des organisations ecclésiastiques, des formulations dogmatiques et des formes de piété ou de spiritualité, l'essentiel se trouve ailleurs. La foi chrétienne est avant tout écoute de Jésus et service du prochain.

Pages 85 à 90 de l’ouvrage d’André Gounelle, « Penser la foi », 2005, Van Dieren éditeur, collection « Débats »

 

 

 

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